Jorge Semprun L'Ecriture ou la vie Incipit

Publié le par Professeur L

Maurits Cornelis Escher est un artiste néerlandais connu pour ses gravures sur bois et ses lithographiques qui représentent des constructions impossibles et des combinaisons de motifs qui se transforment.

Maurits Cornelis Escher est un artiste néerlandais connu pour ses gravures sur bois et ses lithographiques qui représentent des constructions impossibles et des combinaisons de motifs qui se transforment.

L’ÉCRITURE OU LA VIE

Jorge Semprun

Œuvre intégrale

Lecture analytique 15

 

Séance 1 : lecture analytique 15

Supports :

Autoportrait, « Œil », 1946, de Maurits Cornelis Escher (1898-1972)

L'Ecriture ou la vie de Jorge Semprun, incipit (pp. 13-14)

Autoportrait. (1988) Zoran Music (1909-2005)

 

Objectifs :

  • Comprendre l'utilisation de l'analepse,
  • Comprendre le point de vue interne.
  • Reconnaître le motif de la catabase.
  • Réfléchir sur le visage.
  • Réfléchir sur les fonctions de l’incipit

 

 

Introduction

 

Je présente l’auteur

  • Né en 1923 et mort en 2011
  • Écrivain d’origine espagnole
  • Fuit l’Espagne franquiste avec sa famille
  • Étudie à Paris pour devenir professeur de philosophie
  • S’engage dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale
  • Déporté au camp de Buchenwald en 1943
  • Parvient à survivre grâce à ses réseaux politiques, à son engagement dans un réseau clandestin de résistance, à la solidarité et à la poésie
  • Membre de la direction du Parti Communiste Espagnol de 1954 à 1964
  • Ministre de la Culture dans le gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez en Espagne de 1988 à 1991
  • Son œuvre romanesque retrace son parcours lié à la déportation et à sa résistance clandestine au régime de Franco

 

Je présente l’œuvre

  • Récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte sa survie et sa libération du camp de concentration de Buchenwald
  • Exprime dans ce récit la difficulté de raconter l’horreur, de dire l’indicible, de nommer l’innommable
  • Réflexion sur la difficulté de raconter directement l’expérience de la déportation
  • Il confie sa croyance en la possibilité d’exorciser sa souffrance et ses traumatismes par l’écriture
  • L’auteur est confronté à un dilemme : s’il écrit son histoire, il replonge dans l’horreur au risque d’en mourir. Mais s’il choisit de se taire, il demeure hanté par cette souffrance.
  • Il montre dans cette œuvre que même l’écriture ne peut exorciser sa souffrance : rien, pas mêle l’écriture et l’art, ne peut lui faire oublier ce qu’il a traversé.

 

Je présente l’extrait

  • Il s’agit de l’incipit
  • Incipit dynamique ou « in medias res » : il jette le lecteur dans une histoire qui déjà commencé, sans explication préalable sur les circonstances
  • Les informations sont distillées au fur et à mesure
  • L’action se situe le 12 avril 1945, le lendemain de la libération du camp par les déportés, au moment où les troupes alliées, britanniques et américaines, commandées par Patton, découvrent le camp
  • Tout commence par un jeu de regards entre les soldats alliés et le narrateur
  • C’est à travers ce jeu de regards que les alliés comme le narrateur prennent conscience de l’horreur présente dans le camp

 

J’annonce la problématique : comment l’auteur parvient-il à montrer l’horreur du camp de concentration à travers le jeu des regards ?

 

J’annonce le plan :

L’analyse du texte se déploie en deux mouvements :

  1. Un autoportrait fragmenté
  2. Une réécriture du mythe d’Orphée
 Henri Regnault, Orphée aux enfers, 1865, Calais, musée des Beaux-Arts et de la Dentelle. Auteur de la photographie : VladoubidoOo

Henri Regnault, Orphée aux enfers, 1865, Calais, musée des Beaux-Arts et de la Dentelle. Auteur de la photographie : VladoubidoOo

  1. Un autoportrait fragmenté

 

  1. Un début surprenant et énigmatique, qui annonce le style et la méthode d’une œuvre autobiographique
  • L’omniprésence du pronom à la première personne du singulier « je » et des déterminants possessifs « mon corps », « mes cheveux ras », « ma tenue », « ma maigreur »
  • On est plongé dans la conscience du narrateur
  • Phrases courtes, style oralisé, qui favorisent l’identification du lecteur au narrateur
  • En nous plongeant dans sa conscience, l’auteur nous partage sa perplexité qui domine face aux soldats alliés
  • Nous nous interrogeons avec le narrateur sur les raisons de la peur qui saisit les soldats
  • Le fait d’être plongé directement dans l’action, sans cadre spatiotemporel précis ou explicite, renforce notre perplexité et crée du suspense
  • Le lecteur est interpellé et se sent concerné directement par la situation dans laquelle est plongé le narrateur
  • Des indices jetés ça et là permettent au lecteur de reconstituer progressivement le cadre spatiotemporel comme les pièces d’un puzzle : « depuis deux ans », « à Buchenwald », « s’ils suivent les armées alliées qui s’enfoncent en Allemagne, ce printemps » : ce n’est qu’à la fin du texte que l’on devine que l’action se passe à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en avril 1945 à Buchenwald, au moment de la libération du camp et que le narrateur y est détenu depuis 1943
  • Dès le début, par cette parcimonie de détails, et par ce cadre spatiotemporel fragmenté, on comprend le parti-pris du narrateur : refus du récit omniscient et chronologique
  • Le récit doit accompagner et reproduire les méandres des questionnements, des doutes et des souvenirs du narrateur
  • La narration sera sinueuse, fragmentée, et reposera sur des analepses
  • La narration n’est pas chronologique mais analogique
  • Le cadre spatiotemporel est fragmenté, le point de vue est interne, mais il y a une vraie structure : la structure est circulaire
  • A la fin du texte le narrateur revient sur le début du texte, après être passé par un flashback et par un travail d’enquête sur soi-même (imparfait de l’indicatif et présent d’énonciation)
  • La narration effectue une spirale
  • Il effectue une boucle entre le début et la fin
  • Mais au terme de cette boucle on devine la raison du mystère qui ouvre le roman : la raison de la terreur qui se lit dans le regard de chaque personnage
  • Le narrateur procède par retour, ressassement, questionnement et réécriture d’un même événement
  • La simplicité d’une narration chronologique et omnisciente est insuffisante, incomplète et décalée pour rendre compte de l’horreur des camps, pour raconter l’impossible
  • L’art narratif de Semprun est un art de la reprise pour retranscrire une expérience limite dans son épaisseur et sa complexité et nous révéler quelque chose que la simple mémoire ne permet pas de trouver
  • Le travail sur le style permet à la mémoire d’être travaillée et au lecteur de comprendre ce qu’il s’est réellement passé à Buchenwald
  • Jorge Semprun permet ainsi au lecteur de saisir les données d’une énigme : que s’estil réellement passé à Buchenwald ? Qu’a vu le narrateur qui effraie autant les soldats alliés ?
François de Nomé (1593-1623), Les Enfers, Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie, Besançon, France.

François de Nomé (1593-1623), Les Enfers, Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie, Besançon, France.

  1. L’absence de visage
  • Le camp de concentration a pour objectif de détruire les déportés par un processus de déshumanisation
  • Les déportés ne sont pas considérés comme des personnes ou des êtres humains
  • Ils sont dépersonnalisés et traités comme des outils
  • On enlève à chaque détenu son identité personnelle : cette aliénation de l’identité personnelle en passe par l’impossibilité de voir son propre visage : « Nul miroir, à Buchenwald »
  • La phrase nominale indique le lieu et lui attache l’absence de verbe et la négation
  • A ce lieu sont attachées à l’absence et la négation
  • L’absence de miroir engendre l’absence de visage, l’impossibilité pour le détenu d’avoir accès à l’unité de son corps et à l’identité de son visage
  • L’absence de visage permet d’enlever la conscience de soi et ce qui fait d’un individu un être humain
  • Interdire à un humain d’avoir accès à son visage, c’est nier son identité, son humanité, son existence en tant qu’être humain
  • Les déportés sont des sans visage : des personnes que l’on veut effacer et rendre invisibles
Gustave Courbet, Le Désespéré, 1843, collection particulière.

Gustave Courbet, Le Désespéré, 1843, collection particulière.

  1. Un corps flou et incomplet
  • L’absence de miroir et de visage engendre un corps de plus en plus flou et sans visage : « Pas de visage, sur ce corps dérisoire »
  • Les phrases nominales courtes imitent la réduction d’existence à laquelle sont condamnés les déportés
  • L’économie de mots reflète l’économie des moyens d’existence alloués aux déportés
  • Autoportrait péjoratif aux contours flous : « Je voyais mon corps, de plus en plus flou »
  • La seule certitude quant ce corps réside dans sa maigreur plusieurs fois soulignée : énumération : « arcade sourcilière, des pommettes saillantes, le creux d’une joue »
  • L’énumération laisse entrevoir ou deviner de manière fragmentée et floue un visage squelettique
  • L’auteur insiste sur la maigreur et la diminution du corps : « sa maigreur croissante, ce corps dérisoire », « amaigri », « cors amenuisé », « ma maigreur »
  • Cette maigreur est hyperbolique : oxymore « cadavres vivants »
  • Le narrateur est tellement diminué qu’il se concentre sur ses fonctions vitales : « amaigri mais vivant »
  • Il se sent tellement maigre qu’il n’est pas sûr de survivre : « apte à une survie rêvée, bien que peu probable »
  • L’individu est désagrégé
  • L’identité personnelle se dissout dans un corps morcelé et diminué, profondément vulnérable et fragile, marqué par le dénuement
  • L’individu devient étranger à son propre corps : d’où l’utilisation du déterminant démonstratif et d’un adjectif qualificatif soulignant sa précarité pour désigner son propre corps : « ce corps dérisoire », « ce corps amenuisé »
  • Cela produit un effet de détachement et d’étrangeté
Alberto Giacometti, Homme qui marche, 1947.

Alberto Giacometti, Homme qui marche, 1947.

  1. Une réécriture du mythe d’Orphée et d’Eurydice

 

  1. Jeux de miroir dans le face-à-face
  • Le visage du narrateur réapparaît dans le faceà-face avec les soldats alliés qui le regardent
  • Un jeu de miroir s’installe entre les personnages
  • Le narrateur prend conscience de ce qu’il est devenu et de ce qu’il a vécu à travers le regard des soldats qui sont face à lui
  • D’où le champ lexical de la vue particulièrement abondant : « l’œil rond », « je me vois », « regard », « je voyais » (répété plusieurs fois), « ils me regardent », « l’œil », « voir », « ils ont déjà vu », « leurs yeux », « mon regard » (répété plusieurs fois), « leurs yeux », « un regard »
  • La vue, le regard et l’effet de miroir structurent le texte
  • C’est une rencontre sans dialogue : tout communique à travers le regard
  • Scène d’autant plus dramatique qu’elle est silencieuse, sans parole, muette
  • L’effet de miroir entre les personnages est renforcé par la structure des phrases :
  • Chiasmes : « ils sont en face de moi…et je me vois soudain dans ce regard », « je suis là. Ils me regardent », « C’est l’horreur de mon regard que révèle le leur, horrifié », « Si leurs yeux sont un miroir, enfin, je dois avoir un regard… »
  • L’effet de miroir est renforcé par l’usage des structures emphatiques : les deux dernières phrases
  • Le début et la fin du texte se reflètent grâce aux champs lexicaux de la vue et de la peur et au présent d’énonciation
  • Le texte repose sur une structure en miroir
  • Il y a donc au moins trois jeux de miroir dans le texte :
  1. Entre les personnages
  2. A l’intérieur des phrases construites sur les chiasmes et les structures emphatiques
  3. Entre le début et la fin du texte
Mark Rothko (1903-1970)

Mark Rothko (1903-1970)

B. Le face-à-face comme révélation de soi à soi

  • Dans le face-à-face surgit ce que le philosophe Levinas appelle « le visage » : le visage n’est pas réductible aux yeux, au nez, à la bouche, aux cheveux
  • Le visage pour Levinas est avant tout l’expression d’une vulnérabilité
  • Le visage est la partie la plus expressive du corps, celle qui montre la vulnérabilité d’autrui
  • Chez Levinas le visage d’autrui est ce qui me désarçonne, ce qui m’interpelle, ce qui me commande de lui venir en aide
  • Le visage me rappelle qu’autrui est mortel
  • Or que voient les soldats alliés dans le visage du narrateur ?
  • Le jeu de miroir et le face-à-face dévisagent le narrateur : son regard, son visage se caractérisent avant tout par la terreur : champ lexical de la peur particulièrement abondant : « effroi », « épouvante », « affolé », « horreur », « épouvante », « horreur », « horrifié »
  • Le sentiment de terreur est renforcé par les chiasmes et les structures emphatiques
  • L’enquête que mène le narrateur nous fait comprendre que la source de cette terreur n’est pas sa maigreur ni sa tenue
  • La vérité de cette terreur qui pétrifie les soldats réside dans le « regard fou, dévasté » du narrateur
Stèle en hommage aux déportés morts à Buchenwald et à Dora, cimetière Père Lachaise, Paris, France.

Stèle en hommage aux déportés morts à Buchenwald et à Dora, cimetière Père Lachaise, Paris, France.

C. Le retour d’Orphée

  • Or d’où vient ce « regard fou, dévasté » du narrateur qui terrorise autant les soldats ?
  • L’absence de visage, la maigreur squelettique du corps, l’omniprésence de la peur et l’oxymore « cadavres vivants » nous mettent sur la voie
  • Le narrateur a un « regard fou, dévasté » car il a vu la mort
  • Il a traversé la mort
  • Réinvestissement du motif du héros qui est descendu dans les Enfers, au pays des morts : longue tradition mythologique qui a vu la descente aux Enfers d’Ulysse, d’Hercule, d’Enée, de Jason et d’Orphée
  • Mais ici ce n’est pas de la fiction ou de la mythologie
  • La descente aux Enfers n’est pas une légende ou un mythe : c’est la vérité
  • L’auteur a vécu la mort en partageant la disparition de ses camarades
  • La mort quasi industrielle, à la fois individuelle et collective, a été son royaume
  • C’est cette mort à la suite d’un processus de déshumanisation que les soldats alliés aperçoivent dans le regard du narrateur
  • Le narrateur est un revenant : il revient du pays des morts qui a pour nom Buchenwald
  • C’est cette traversée de la mort et la tentative de revenir parmi les vivants qui fait l’objet du récit de Jorge Semprun dans L’Écriture ou la vie
Stèle en hommage aux déportés dans le kommando de Dora. Détail. Cimetière Père Lachaise, Paris, France.

Stèle en hommage aux déportés dans le kommando de Dora. Détail. Cimetière Père Lachaise, Paris, France.

Conclusion

Je réponds à la problématique

  • L’auteur parvient à montrer l’horreur indicible du camp de concentration grâce à une stratégie narrative qui obéit à la boucle et à la spirale
  • Cette boucle narrative fonctionne selon un questionnement, une enquête sur soi, à travers un jeu de regards qui dévoilent la vérité sur le système concentrationnaire : celuici apparaît comme une entreprise de déshumanisation, qui désagrège totalement l’individu en lui enlevant toute dignité, toute humanité, toute identité
  • Le déporté survivant est semblable à Orphée : il a traversé la mort et de cette traversée de la mort que le narrateur va essayer de rendre compte
  • Loin d’être le contraire de la réalité, le récit littéraire permet de dévoiler la vérité sur cette réalité, mieux qu’un simple témoignage brut

Je fais une ouverture 

  • Jorge Semprun utilise la même stratégie narrative et le même travail sur le style dans les autres œuvres consacrées à la déportation, notamment Le Grand Voyage, Quel beau dimanche et Le Mort qu’il faut
  • D’autres survivants de la déportation utilisent le détour de la fiction, le travail sur le style et la narration analogique pour essayer de retranscrire ce qu’ils ont vécu : Charlotte Delbo dans Auschwitz et après
  • Dans Le Convoi du 24 janvier, Charlotte Delbo entreprend de redonner un visage, une identité et donc une humanité à toutes les déportées qui l’ont accompagnée à Auschwitz et à Ravensbrück

 

 

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