Atelier de philosophie : à l'école de la pensée

Publié le

A L'ECOLE DE LA PENSEE

MATTHEW LIPMAN

Traduit de l'américain par Nicole Decostre

Préface de Marcel Voisin

Deuxième édition 2006

Editions De Boeck Université

Collection « Pédagogies en développement »

 

Un des enjeux des ateliers de philosophie à l'école, qui prendraient notamment la forme de « communauté de recherches », serait la liaison entre ce que Lipman appelle les différentes dimensions de la pensée : critique, créative et vigilante.

L'ambition d'une telle pédagogie est fondamentalement humaniste : il s'agit de réformer l'éducation, de faire en sorte que l'éducation soit vraiment émancipatrice, éclairante et libératrice afin de faire progresser l'humanité :

« J'espère dès lors que nous puissions parvenir de cette manière à une éducation qui enrichisse, qui éclaire et qui libère, qui encourage la compréhension, renforce le jugement et améliore le raisonnement, et qui enfin accorde un sens très clair à l'utilité de la recherche en vue du progrès de l'humanité. » (Introduction à la seconde édition, p. 19)

Autrement dit, un des objectifs de l'éducation doit être la formation d'individus responsables et raisonnables. Par raisonnable, Lipman n'entend pas seulement autonome. La dimension raisonnable que revendique Lipman comme objectif de l'éducation est beaucoup plus large, plus ouverte, plus audacieuse, plus radicale que l'autonomie kantienne, puisque celle-ci consiste dans l'adhésion volontaire de chacun à des principes universellement généralisables. La dimension raisonnable dont parle Lipman au contraire implique l'exercice rigoureux de l'autocritique, y compris des institutions qui organisent la société ou qui lui servent de fondements.

 

Dans le chapitre 1, Lipman promeut un « modèle réflexif de la pratique éducative » opposé au modèle classique. Le modèle classique se caractérise essentiellement par 5 traits :

  • la réduction de l'éducation à la transmission d'un savoir par ceux qui savent à ceux qui ne savent pas ;

  • la croyance selon laquelle le monde est un objet de connaissance clair, univoque, limpide ;

  • le cloisonnement des enseignements ;

  • la sacralisation du maître comme détenteur unique du savoir ;

  • la réduction de l'apprentissage à la simple accumulation d'informations.

 

A l'opposé de cette conception classique de l'enseignement, le « modèle réflexif » repose sur 6 caractéristiques essentielles :

  • l'éducation consiste dans l'organisation par le professeur d'une communauté de recherches fondée sur la solidarité de ses membres. Le but de cette éducation est avant tout l'acquisition d'une meilleure compréhension et d'un meilleur jugement ;

  • le monde qu'il s'agit de connaître est ambigu, équivoque, mystérieux. La connaissance que nous en avons sera toujours incomplète et incertaine ;

  • les enseignements doivent être décloisonnés. Il s'agit de créer des ponts entre les savoirs, de multiplier les approches transversales et pluridisciplinaires ;

  • la désacralisation du professeur : il est faillible et il en a conscience. Son autorité ne provient pas forcément de la solidité de ses connaissances, mais de sa capacité à organiser la classe en communauté de recherches ;

  • le but de l'éducation n'est plus d'engranger des connaissances, mais d'apprendre à être vigilant, réfléchi, raisonnable, plus apte à juger.

  • Le but est aussi de faire comprendre les liens qui existent entre les différentes matières.

 

L'objectif de Lipman à travers son ouvrage est d'analyser méthodiquement et avec précision la structure et les dispositifs du modèle réflexif de la pratique éducative. Il s'agira notamment d'élucider les concepts clés de recherche, communauté, rationalité, jugement, créativité et autonomie, qui sont a priori les fondements mêmes du modèle classique de la pratique éducative. Quel contenu donner à ces concepts afin d'en faire les articulations mêmes du nouveau modèle réflexif ?

 

Afin de bien faire comprendre que le modèle réflexion oriente avant tout l'éducation vers la recherche, Lipman s'appuie sur le diagnostic de John Dewey sur les échecs du modèle classique. Le but d'une éducation réflexive ne doit pas être l'acquisition de solutions, mais l'étude des problèmes. Seule l'étude de ce qui fait problème peut pousser l'élève à devenir chercheur, au lieu de le forcer à répéter les solutions déjà proposées. En poussant l'élève à devenir chercheur plutôt que répétiteur, on suscite en lui la curiosité et l'envie d'apprendre, c'est-à-dire de chercher. Pour Dewey, le modèle de l'éducation réflexive doit être la recherche scientifique. La notion de communauté de recherche, rappelle Lipman, est d'ailleurs une expression inventée par Charles Sanders Peirce pour parler du monde scientifique.

Lipman définit la communauté de recherche de la façon suivante : « Une communauté de recherche est un groupe de discussion engagé dans une pensée pluridimensionnelle. Ce qui veut dire que ses discussions ne sont pas simples conversations ou causeries à bâtons rompus : il s'agit de dialogues qui obéissent à la logique. Le fait qu'ils soient logiquement structurés n'empêche toutefois pas qu'ils laissent un espace pour la pensée créative. » (p. 244-245)

Ainsi, en transformant un groupe hétérogène d'individus, par la définition et la mise en place d'un cadre, en communauté de recherche, permet de mener réellement une discussion philosophique, sans tomber dans le bavardage ou le simple conflit d'opinions dont la finalité serait de battre le camp adverse grâce à l'utilisation d'une rhétorique mise au service de la persuasion et de la conviction. Il s'agit bien au contraire d'apprendre aux élèves à s'écouter et à discuter selon une méthode formelle rigoureuse, par le développement permanent des trois dimensions fondamentales de la pensée, en les incitant à la fois à s'intéresser au problème posé et aux outils logiques mobilisés pour discuter du problème.

Il s'agit d'apprendre aux élèves à devenir conscients de leurs états mentaux (disposition d'esprit, atmosphère, croyance, confiance, doute...) et de leurs actes mentaux (tout ce qui s'organise autour du verbe décider). Réfléchir, entamer une authentique démarche de réflexion, consiste justement à prendre conscience de ses états mentaux, comme de ses actes mentaux. Pour que l'élève progresse dans cette voie, il faut évidemment que le pédagogue ait lui-même fait cet effort :

« Devenir conscient de ses actes mentaux, c'est utiliser ses propres forces pour s'élever jusqu'à fonctionner au niveau métacognitif. Réfléchir, c'est être entraîné par ce courant métacognitif de réflexion. Une grande part du succès ou de l'échec de l'action éducative dépend de la capacité des éducateurs à se laisser entraîner par ce courant. » (p. 143)

Travailler la définition et la raison permet de faire ce cheminement métacognitif.

Lipman entend par « recherche » une pratique autocorrective. L'enfant doit être amené par le processus éducatif à adopter cette attitude de pratique autocorrective et à la renforcer, à l'image d'un chercheur scientifique qui teste, évalue, vérifie, agit par essai et par erreur. La notion de recherche implique le sens de la faillibilité.

Il faut que l'école dès le départ selon Lipman s'institue en communauté de recherche. Dès le départ, l'enfant doit bénéficier d'un cadre sollicitant sa pensée en permanence, en le mettant en situation de recherche au sens scientifique du terme. C'est en permettant à l'enfant de développer des habiletés dans une communauté de recherche qu'il maîtrisera avec le plus de bénéfice les compétences de base (lire, écrire, compter... ; lire par exemple ne se réduit pas à décrypter un message ; lire implique traduire le sens de la phrase lue ; lire n'est pas déchiffrer ; la lecture personnelle implique que l'élève apporte quelque chose de personnel, un peu de soi-même) :

« Il faut d'abord créer un cadre, une communauté de recherche ; deuxièmement, il faut établir que la fonction de la communauté consiste à discuter et à aboutir à des jugements (ou à les suspendre) ; et en troisième lieu, l'école devrait constituer pour les élèves un environnement favorable au développement d'habiletés et d'apprentissage de procédures. Les enfants apprennent rapidement leur premier langage parce qu'ils sont nés dans une famille, cadre de vie qui sollicite cet apprentissage. Ils apprendront plus facilement ce que les écoles ont à leur enseigner si ces dernières aussi commencent par les plonger dans un cadre de vie – la communauté de recherche – qui les stimulera à réagir en tant que personnes. C'est donc au tout début qu'il faut enseigner aux jeunes à évaluer leurs lectures et à discuter de leur interprétation plutôt qu'à être confrontés à des années de lecture automatique avant de pouvoir être initiés à l'élaboration de jugements critiques. » (p. 186)

 

Pour améliorer la réflexion à l'école, pour faire émerger le modèle réflexion de l'éducation, il faut renforcer les trois dimensions de la pensée :

  • la pensée critique, dont le modèle est le professionnel, l'expert

  • la pensée créative, dont le modèle est l'artiste

la pensée vigilante, dont le modèle est le parent attentif, l'enseignant réfléchi et concerné

La pensée multi-dimensionnelle qu'une communauté de recherche vise à renforcer selon Lipman repose sur la remise en question de la distinction cartésienne entre la pensée et le corps. La pensée multi-dimensionnelle vise l'équilibre entre le cognitif et l'affectif, entre le perceptif et le conceptuel, entre le physique et le mental.

La pensée multi-dimensionnelle ne privilégie pas une dimension sur une autre. Pas de hiérarchie entre la pensée critique, la pensée créative et la pensée vigilante : « la trinité de critères proposée ici comme préalables à une pensée multidimensionnelle doit être parfaitement égalitaire. Dès qu'une pensée ne satisfait pas aux trois critères à la fois, elle ne peut être considérée comme excellente. » (p. 194-195)

Matthew Lipman énumère douze caractéristiques de la pensée créative (il précise néanmoins que ces caractéristiques ne sont pas exhaustives) :

  1. Originalité : la pensée créative n'a pas de précédent. L'originalité toutefois n'est pas un critère suffisant pour permettre d'identifier la pensée créative.

  2. Productivité : la pensée créative sait aboutir à des résultats positifs à partir de situations complexes et problématiques.

  3. Imagination : consiste à envisager un monde possible et les moyens d'y accéder.

  4. Indépendance : la pensée créative est une pensée autonome. Le penseur créatif sait penser par lui-même, sans être asservi à la multitude. Le penseur créatif est un penseur libre qui sait se poser des questions là où personne ne s'en pose.

  5. Expérimentation : le penseur créatif oriente sa recherche à l'aide d'hypothèses. La pensée créative est une pensée qui expérimente en permanence.

  6. Holisme : la pensée créative envisage en permanence les relations entre le tout et les parties.

  7. Expressivité : la pensée créative exprime l'identité et la pensée de son auteur. Elle reflète la personnalité de l'auteur et sa façon de voir le monde. Elle exprime la configuration personnelle que l'auteur donne de ses relations au monde, aux autres et à soi-même.

  8. Autodépassement : la pensée créative cherche en permanence à progresser, à évoluer, en se dépassant.

  9. Surprise : la pensée créative est neuve, inventive, et entraîne donc de la surprise chez les autres. La pensée créative engendre l'étonnement.

  10. Effet boule-de-neige : la pensée créative engendre chez les autres du plaisir, de la joie, et peut les inviter à créer.

  11. Maïeutique : méthode pédagogique visant à faire émerger chez les élèves la découverte de leur pensée personnelle

  12. Inventivité : la pensée créative invente des idées neuves pour résoudre des problèmes. Lipman précise que l'inventivité est une condition nécessaire mais non suffisante de la pensée créative.

Matthew Lipman s'appuie sur les caractéristiques du bon enseignant selon Gilbert Ryle dans un article intitulé « Thinking and Self-Teaching » pour déterminer les qualités d'une communauté de recherche développant la pensée multidimensionnelle, et notamment les liens entre créativité et pensée autonome. Plus particulièrement, Gilbert Ryle identifie dix caractéristiques du bon enseignant :

  1. Il ne se répète pas. Il reformule.

  2. Il attend des élèves qu'ils utilisent leurs acquis pour reformuler, synthétiser, analyser les implications dans des conclusions et faire des mises en lien avec les cours précédents.

  3. Il ne se contente pas de dire ce qu'il faut faire : il le montre pour pousser ses élèves à progresser par la voie de l'imitation.

  4. Il interroge en permanence ses élèves et interroge leurs réponses.

  5. Il fait faire et refaire continuellement les exercices.

  6. Il accompagne les élèves sur une piste connue pour ensuite les laisser explorer ce qui suit de façon autonome.

  7. Il propose ou accepte les propositions qu'il sait fausse pour que les élèves détectent par eux-mêmes les erreurs ou les limites de tel ou tel raisonnement.

  8. Il attire l'attention sur des problèmes comparables mais moins difficiles afin que les élèves puissent faire des analogies.

  9. Il décompose les problèmes compliqués en particules plus simples afin que les élèves puissent recomposer les éléments et trouver les solutions.

  10. Lorsqu'on bute sur un problème, le professeur pose des questions subsidiaires ou propose des problèmes analogues.

 

Le professeur doit respecter ces qualités pour permettre les élèves d'entamer un dialogue avec eux-mêmes et penser en autonomie. C'est de cette manière que créativité et pensée critique sont interconnectées.

 

Matthew Lipman définit la pensée vigilante de la façon suivante : « avoir une pensée vigilante a un double sens : cela signifie, d'une part, penser avec intérêt à l'objet de la pensée et, d'autre part, être concerné par sa propre démarche de pensée. Par exemple, une personne qui écrit une lettre d'amour écrit amoureusement à la personne à qui elle écrit tout en se préoccupant en même temps de la lettre elle-même. » (p. 250)

La pensée vigilante est une pensée qui est affectée par l'objet de réflexion : dans la pensée vigilante, il n'y a pas de séparation entre les sentiments et la raison. La pensée est vigilante quand elle est motivée par une passion sincère pour son objet, tout en étant consciente de ses procédures et mécanismes.

L'enfant est déjà naturellement fortement intéressé, voire passionné, par ce qui fait problème à ses yeux. L'éducation à la pensée vigilante vise donc à développer cette tendance à la réflexion passionnée déjà présente chez l'enfant :

« l'éducation ne consiste pas à faire un adulte raisonnable à partir d'un enfant non raisonnable, mais à développer des tendances qu'a l'enfant à devenir raisonnable. Ce qui se passe malheureusement trop souvent dans la réalité, c'est que l'éducation éteint les tendances qu'il peut avoir à philosopher de sorte qu'il devient un adulte n'ayant plus aucune envie de philosopher. » (p. 251)

 

L'intérêt est une dimension pas forcément causale mais toujours présente dans la pensée.  

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