Jorge Semprun L'Ecriture ou la vie chapitre I
Mémorial du Wagon de la déportation à la gare de Compiegne utilisant deux wagons trop anciens durant la seconde guerre pour avoir pu servir à la déportation. Photographie de Captainm.
LECTURE ANALYTIQUE 16
Introduction
Je présente l'auteur : voir introduction de la lecture analytique 15
Je présente l’œuvre : voir introduction de la lecture analytique 15
Je présente l’extrait :
- Début du premier chapitre intitulé « Le regard »
- Dans ce passage l’auteur s’interroge sur la possibilité de dire l’indicible et sur les moyens de raconter l’horreur
- Ce passage au début du roman se présente comme l’art poétique de l’auteur
- L’auteur expose sa conception du récit testimonial : le témoignage brut ne permet pas de saisir la réalité, il faut en passer par un travail sur le style, il faut renouveler la stratégie narrative qui épouse les méandres de la conscience et de la mémoire
- Le récit de la déportation apparaît comme un récit sans fin : on n’aura jamais tout dit, il s’agit d’une réalité dont une partie échappera toujours au narrateur
- Mais dans cet extrait, l’auteur ne se demande pas seulement si la réalité des camps de concentration est dicible : il se demande surtout, face aux trois officiers britanniques qui le regardent terrorisés, si son récit sera audible
- La réalité qu’il a affrontée fut tellement terrible que se pose la question de la possibilité d’être entendu, d’être écouté et d’être cru
Je formule la problématique : comment l’auteur parvient-il à formuler les enjeux et les difficultés du témoignage sur le système concentrationnaire ?
J’annonce le plan :
- Le témoignage d’une expérience vécue
- Mérites et limites de la littérature testimoniale
- Une expérience-limite
Mémorial de l'Internement et de la Déportation de Royallieu, Compiègne, France. Jorge Semprun a été interné dans ce camp avant d'être déporté à Buchenwald.
- Le témoignage d’une expérience vécue
- L’assomption du « je »
- L’auteur nous plonge dans sa conscience
- Il est à la fois le sujet et l’objet du récit
- La dimension autobiographique est omniprésente : utilisation des pronoms personnels « je » et « nous », « moi », « me »
- Emploi de déterminants possessifs : « mon regard » (répété plusieurs fois)
- Des indications réalistes
- Indications spatio-temporelles précises : « le 12 avril 1945, le lendemain de la libération de Buchenwald »
- Buchenwald est le camp de concentration sur la colline boisée de « l’Ettersberg », à 10 kilomètres de Weimar, en Allemagne, qui a ouvert en 1937 et qui a été libéré en avril 1945
- En France, Buchenwald apparaît comme le symbole de la déportation car c’est à Buchenwald que se trouve la majorité des déportés hommes non juifs de France
- A l’origine le camp de concentration a deux objectifs : terroriser la population et rééduquer les opposants pour les réintégrer dans la société nazie
- Au début de la Seconde Guerre mondiale le camp de concentration, consubstantiel au régime nazi, n’a plus pour objectif la terreur et la rééducation, mais l’élimination des opposants de tous les pays occupés par un processus de déshumanisation
- à partir de 1942 on fixe un objectif économique au camp de concentration : il s’agit d’exploiter la main-d’œuvre abondante et gratuite des déportés pour soutenir l’effort de guerre allemand
- Semprun évoque également « le Petit Camp » et « les Juifs rescapés d’Auschwitz » "
- "Les Juifs rescapés d’Auschwitz » sont les déportés juifs contraints de quitter le camp polonais à l’approche des troupes soviétiques
- Encadrés par les SS qui tuaient systématiquement les plus faibles, ils ont été déportés dans des wagons à bestiaux jusqu’à Buchenwald
- Style oralisé, structures emphatiques et vocabulaire familier : « Moi, par exemple », « Il m’ont gâché cette première matinée, ces trois zigues », « cela fait toujours peur, les revenants », « l’histoire est fraîche, en somme »
- Souligne le caractère aléatoire de sa survie qui n’est finalement due qu’au hasard ou à la chance : « Me voici survivant de service, opportunément apparu »
- On a vraiment l’impression de lire le témoignage d’un survivant face à « trois officiers d’une mission alliée »
- Tous les éléments du contexte historique permettent d’ancrer le récit dans la réalité d’un témoignage sur une expérience vécue
- La description du système concentrationnaire
- Longue énumération dans le premier paragraphe des horreurs du camp, des sévices subis, des conditions de survie extrême
- Mobilisation des 5 sens : la déportation est une expérience traumatisante qui met à l’épreuve les cinq sens : la vue de la fumée, l’odeur de la mort, les hurlements des kapos et des SS, le froid glacial, les mauvais traitements, la malnutrition
- Évocation de la survie quotidienne à l’intérieur du camp
- Le narrateur n’oublie pas de mentionner un moyen essentiel utilisé par les déportés pour résister dans la mesure du possible au processus de déshumanisation : l’espoir et la fraternité : antithèse entre « l’épuisement de la vie » et « l’espoir inépuisable », antithèse entre « la sauvagerie de l’animal humain » et « la grandeur de l’homme »
- L’auteur révèle au cœur de cette énumération que le camp a mis à nu ce que Robert Antelme appelle « l’espèce humaine » : l’homme est capable du pire (l’animalisation, la déshumanisation) comme du meilleur (la fraternité)
- Opposition entre la fraternité des déportés et la cruauté barbare des kapos et des SS
- Ce passage rappelle que la déshumanisation continue jusque dans la mort, puisque les déportés n’ont pas droit à des funérailles (tout rite religieux est interdit dans le camp)
- Les déportés sont niés en tant qu’êtres humains jusque dans leur chair et dans la mort, puisque les cadavres sont systématiquement brûlés dans les fours crématoires
- Le narrateur rappelle que les horreurs du camp continuent après la libération, puisque de nombreux survivants continuent de mourir : « ça se passe sous nos yeux, il suffit de regarder. Ils continuent de mourir par centaines, les affamés du Petit Camp, les Juifs rescapés d’Auschwitz ».
- Phrases courtes, vocabulaire simple, structure emphatique, qui permet au narrateur de montrer l’horreur, tellement omniprésente qu’elle apparaît comme évidente à dénoncer et à raconter
- Parallélisme qui insiste sur l’évidence de ce qu’il y a à dire et à montrer : « nul besoin d’un effort de mémoire particulier. Nul besoin non plus d’une documentation digne de foi, vérifiée. »
- Tout se passe comme si témoigner ne représentait aucune difficulté puisqu’il s’agit de raconter les faits qui s’accumulent
- Il suffirait de simplement décrire ce que l’on observe, ce que l’on a vu : « Il n’y a qu’à se laisser aller. La réalité est là, disponible. La parole aussi. »
- On peut tout dire, il suffit de décrire et de montrer. Toutes les preuves sont tangibles.
- Apparemment l’action de témoigner se réduit à un geste de monstration
- Témoigner, c’est montrer, décrire ce qui est là sous nos yeux
- Le témoignage est le résultat d’une action simple et évidente, dans laquelle les mots correspondent aux choses
- Mérites et limites de la littérature testimoniale
- Le doute
- Cependant le narrateur nous fait part de ses doutes : « Pourtant, un doute me vient sur la possibilité de raconter. »
- Le doute est renforcé par le connecteur logique « pourtant » qui est un adverbe de concession
- Le présent d’énonciation permet de partager le doute avec le lecteur
- Le doute apparaît à deux endroits dans le texte
- Le doute apparaît pour la première fois au moment même où le narrateur est en charge de raconter, de témoigner : « Le doute me vient dès ce premier instant. »
- Le complément circonstanciel de temps « dès ce premier instant » permet de montrer que le doute est toujours déjà là, dès le commencement, dès la libération
- Accumulation de deux questions qui sont au cœur des enjeux liés au témoignage d’une expérience traumatisante : « Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ? »
- La répétition du verbe « pouvoir » au présent et au futur de l’indicatif renforce le doute
- La possibilité de dire, de témoigner est remise en question
- « L’indicible »
- L’auteur établit une distinction fondamentale entre « indicible » et « invivable »
- La réalité du système concentrationnaire n’est pas « indicible » : on peut tout dire, on peut tout raconter, c’est le travail des poètes et des écrivains depuis la nuit des temps : « On peut toujours tout dire, en somme. » « on peut toujours tout dire » « On peut tout dire de cette expérience. »
- Parallélisme des trois phrases qui insiste sur la capacité humaine (d’où l’utilisation du pronom impersonnel « on ») à dire, à raconter, à mettre des mots sur les choses.
- L’écrivain insiste sur ce pouvoir en le répétant à la manière d’un refrain
- Le présent de vérité générale permet d’insister sur le pouvoir de dire que possède l’être humain : « le langage contient tout »
- Le langage permet de porter un regard sur tout ce qui existe, permet de nommer tout ce qui est
- « l’indicible » et « l’ineffable » ne sont aux yeux de l’écrivain que des prétextes à la paresse : « L’ineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’alibi. Ou signe de paresse. »
- Accumulation de parallélismes anaphoriques qui insistent sur les pouvoirs de la parole et du verbe : « On peut dire… » (répété 5 fois dans le texte) , « on peut nommer… ».
- Aucun objet n’est impropre ou étranger au langage : ni l’amour, ni la haine, ni le bien, ni le mal
- Utilisation de superlatifs, de métaphores poétiques et de périphrases démontrant les pouvoirs du langage :
- « l’amour le plus fou, la plus terrible cruauté » (superlatifs et chiasme)
- « le mal, son goût de pavot, ses bonheurs délétères » : les mots ont le pouvoir de donner une matérialité et des sensations au mal
- « On peut dire Dieu et ce n’est pas peu dire » : jeu de mot sur le verbe « dire » qui est au cœur du texte : le langage peut toucher l’absolu, l’au-delà du langage ; si la métaphysique et la théologie existent, alors on peut vraiment tout dire
- Le langage a le pouvoir de nommer l’absolu, la totalité, le divin éternel, mais également le détail sensible, l’éphémère : « la rose et la rosée, l’espace d’un matin » (alexandrin parfaitement équilibré avec la césure en son centre)
- L’inspiration poétique est sans limite : le verbe poétique a un pouvoir prophétique : référence à l’enthousiasme ou à la fureur poétique, motif récurrent dans la poésie, des Grecs aux romantiques
- Le langage peut saisir le bien et le mal, le bonheur et le malheur, la douceur et la cruauté, l’éternel et l’éphémère, le macrocosme et le microcosme, le passé, le présent et l’avenir
- Tous les contraires peuvent être saisis dans les rets du langage
- Le problème n’est pas que la déportation est indicible : elle est « invivable », ce qui nécessite de trouver de nouvelles stratégies dont l’issue n’est pas certaine
- L’exigence stylistique et narrative
- L’art, moyen d’accès à la vérité de « l’invivable »
- « L’invivable » se caractérise selon l’auteur par « sa substance » et « sa densité »
- Ces mots de « substance » et de « densité » sont répétés dans le texte pour caractériser « l’invivable » du système concentrationnaire
- Le style, l’art, « l’artifice d’un récit maîtrisé » sont les conditions de possibilité d’un témoignage permettant d’accéder à la « substance » et à la « densité » de « l’invivable » du camp de concentration
- Pour accéder « partiellement » à « la vérité du témoignage », il faut emprunter le détour du style et de la fiction
- Tout récit implique l’interaction avec le lecteur
- Le véritable défi pour le rescapé du camp de concentration n’est pas de dire « l’invivable » qu’il a vécu
- « L’invivable » n’est pas « indicible »
- Le défi consiste à entrer en relation avec l’auditeur ou le lecteur
- Le défi consiste à être entendu, écouté et cru
- D’où le doute qui tiraille le narrateur à travers l’accumulation de trois questions sur la possibilité d’être entendu et cru : « Mais peut-on tout entendre, tout imaginer ? Le pourra-t-on ? En auront-ils la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaires ? »
- C’est la possibilité du partage d’une expérience invivable qui est ici mise en question
- Cela implique d’abord une ouverture à l’autre, et un effort d’imagination comme le montre le parallélisme : « tout entendre, tout imaginer »
- Mais cette possibilité d’être entendu et cru implique aussi des qualités que l’auteur énumère selon un rythme à cadence majeure : « la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaires »
- L’énumération à cadence majeure permet d’amplifier les obstacles moraux et intellectuels qui se dressent devant le témoin pour être entendu et cru
- Car les qualités dont il faut faire preuve pour entendre le témoignage sont à la fois morales et intellectuelles
- En effet, qu’est-ce que la patience ? C’est la capacité à rester calme, à se maîtriser dans une situation de tension ou face à des difficultés
- A l’origine la patience est la force de l’âme face au mal (Saint Augustin)
- C’est ce dont font preuve les Juifs et Jésus quand ils sont au milieu du désert, face à la faim et à la soif
- Faire preuve de patience, c’est décider d’attendre sans rien désirer en retour, c’est accepter de s’ouvrir à l’inattendu, c’est ne pas se laisser dominer par ses pulsions ou ses désirs
- La patience est ce qui permet de résister à l’animalisation ou à la déshumanisation en s’ouvrant au souci de l’autre (Levinas)
- Il se trouve que « patience », « passion » et « compassion » ont la même origine étymologique : verbe latin patior qui signifie « je souffre »
- Autrement dit, pour que le témoignage soit cru et entendu, il faut que l’auditeur ou le lecteur ait déjà vécu la souffrance
- Il faut que le lecteur ou l’auditeur ait eu à faire face à la souffrance, il faut qu’il ait eu à résister contre la souffrance, en faisant preuve de patience, c’est-à-dire de la vertu qui fait supporter les douleurs, les adversités, les injures, autrement dit le même type d’épreuves que le déporté a dû subir
- « La passion » dont il est question ici apparaît comme une qualité : il faut donc lui donner une signification moderne et romantique, telle qu’elle a été définie par Hegel par exemple dans La Raison dans l’Histoire : la passion désigne alors la tendance puissante qui pousse un individu à unifier toutes ses énergies spirituelles et physiques pour créer une œuvre artistique
- Quant à la compassion, il s’agit de « cum patior », de « souffrir avec », d’être capable de partager la souffrance d’autrui
- Il est nécessaire de distinguer la compassion de la pitié : la compassion n’est pas la pitié
- La pitié implique la condescendance, le fait de se savoir épargné du mal d’autrui
- La compassion nous rappelle notre appartenance au genre humain et nous appelle à la mise en pratique d’une authentique fraternité
- Quant à la rigueur, il ne s’agit pas de rigidité, mais de souci de l’exactitude et de la précision
- La rigueur est une exigence à la fois morale et intellectuelle
- Être rigoureux, c’est exiger de bien faire pour soi-même et pour les autres
- Ceux qui n’ont pas eu à endurer la souffrance, ceux qui n’ont pas subi la déportation, désignés par Semprun à l’aide d’une périphrase et d’une énumération : « des hommes d’avant, du dehors – venus de la vie » sont-ils capables d’entendre et de croire « l’invivable » ?
- Semprun établit une triple frontière entre les déportés et les autres : la frontière du temps (« hommes d’avant »), la frontière spatiale (« du dehors », ceux qui sont extérieurs au camp) et la frontière entre la vie et la mort (« venus de la vie »)
- Les vivants peuvent-ils entendre et croire les survivants, ce qui ont vécu « l’invivable », ce que n’ont pas vécu les vivants, c’est-à-dire la mort ?
Le "ravin de la mort" dans l'ancien camp de concentration du Natzweiler-Struthof. En bas, le crématoire, la prison et les lieux d'expérimentation médicale.
- Une expérience-limite
- La descente aux Enfers
- La ligne de séparation entre le camp et le monde extérieur recoupe la frontière entre la vie et la mort
- « l’invivable » qu’ont vécu les déportés n’est autre que la mort
- La déportation est une expérience-limite, inaudible, car elle est l’expérience de ce que l’on ne peut pas vivre, c’est-à-dire la mort
- le narrateur a été traversé par la mort
- cette prise de conscience du narrateur à travers le regard de ses interlocuteurs vient du corps, involontairement : « cette bouffée de chaleur, tonique, cet afflux de sang », « sensation…soudaine, très forte »
- cette conscience « de ne pas avoir échappé à la mort, mais de l’avoir traversée » est une certitude quasi biologique, pulsionnelle : « cet orgueil d’un savoir du corps, pertinent »
- semblable à un héros mythologique, le narrateur prend conscience qu’il a effectué une descente aux Enfers : « d’en être revenu comme on revient d’un voyage qui vous a transformé : transfiguré, peut-être »
- cette mort que le narrateur a « traversée », « parcourue, plutôt, d’un bout à l’autre » est assimilé à un territoire de larmes et de déchirement : « contrée immense où ruisselle l’absence » : décasyllabe avec rime interne « immense/absence » et allitération en « r » qui soulignent le chagrin et la souffrance
- sauf que cette fois-ci on n’est plus dans la mythologie mais dans l’enfer de la réalité
- cette descente aux enfers opère une métamorphose de la conscience et laisse des séquelles indélébiles
- Les revenants
- Les déportés sont des « revenants »
- Cela implique qu’en vivant la mort, qu’en revenant du pays des morts, qu’en partageant la mort d’autrui, qu’en vivant la mort des camarades, ils n’appartiennent pas vraiment à la vie
- Le narrateur doute du caractère audible de son témoignage tout simplement parce qu’il est à jamais séparé du monde des vivants
- Le souvenir de la déportation le hantera toujours comme sa simple présence ne cesse de hanter les vivants
Double rangée de fil barbelé de trois mètres de hauteur (électrifié à plus de 320 volts entre 1942 et 1944) qui encercle l'ancien camp de concentration du Natzweiler-Struthof.
Conclusion
Je réponds à la problématique : le témoignage sur l’expérience du système concentrationnaire n’est pas tant un problème de mots que d’écoute et de croyance. Ce qui est mis en doute, ce n’est pas tant la possibilité de dire la souffrance, de raconter l’indicible, que de partager « l’invivable ». Seule une reconfiguration par la mise en récit, par le travail sur le style, peut permettre de toucher le lecteur ou l’auditeur et de lui faire entrevoir et ressentir « l’invivable » subi par les déportés dans les camps de concentration. Le simple témoignage brut, ou le simple discours scientifique d’un documentaire, ne permettent pas aux déportés d’être entendus, d’être écoutés, d’être crus. Il faut susciter chez le lecteur ou l’auditeur les mêmes qualités que les déportés ont dû mobiliser pour survivre, par un travail sur le style et sur la narration, pour pouvoir espérer être entendu et cru.
Je fais une ouverture : Jorge Semprun rejoint ici une préoccupation de nombreux survivants du système concentrationnaire. Ainsi Charlotte Delbo, résistante déportée à Auschwitz puis à Ravensbrück, montre aussi, à travers son œuvre testimoniale, à la fois poétique et dramaturgique, que l’expérience concentrationnaire exige de recourir au langage poétique pour révéler la vérité inouïe et inaudible de la déportation : « Seul le langage de la poésie permet de donner à voir et à sentir. » (Claude Prévost, « Entretien avec Charlotte Delbo : la déportation dans la littérature et l’art », La Nouvelle Critique, n°167, juin 1965, p. 41 et 42). Puisque les déportés ont vécu l’enfer à l’image d’Orphée, il faut, comme Orphée, recourir à la langue poétique, au travail sur le style et à la narration, pour faire voir et sentir. D’ailleurs, seule cette sensibilité permet d’accéder à la connaissance de ce qui s’est réellement passé dans les camps de concentration.