Rabelais, Pantagruel : Science sans conscience n'est que ruine de l'âme

Publié le par Professeur L

La vision de saint Augustin est un tableau (huile sur toile) de Vittore Carpaccio (1455-1526). Ce tableau peint au début du XVI° siècle fut commandité par le Cardinal Bessarion qui faisait partie de La Confrerie de Saint-Georges des Esclavons.

La vision de saint Augustin est un tableau (huile sur toile) de Vittore Carpaccio (1455-1526). Ce tableau peint au début du XVI° siècle fut commandité par le Cardinal Bessarion qui faisait partie de La Confrerie de Saint-Georges des Esclavons.

Ce texte est une lettre de Gargantua destinée à son fils Pantagruel : on le reconnaît aux pronoms (tu, je), à la signature (« d'Utopie, ce dix-sept mars, Ton père, Gargantua »). L'auteur de cette lettre donne des conseils, formule des vœux et des ordres. On le voit grâce à l'impératif (« relis », « continue », « donne ») ; au subjonctif (« je veux que tu saches ») et au futur (« tu t'aideras », « tu t'apercevras »). On dirait un testament.

        Gargantua veut que son fils soit un être humain complet. Il est très exigeant. Mais il a conscience que le projet qu'il veut pour son fils est le projet de toute une vie : « reviens vers moi...avant de mourir. » Ainsi, il doit apprendre à Paris les sciences, la musique, l'art, le droit, les langues (notamment pour le commerce international mais aussi pour lire les livres anciens). Gargantua veut aussi que son fils apprenne le sport, et notamment les sports de combat (la chevalerie à l'époque) : « apprendre la chevalerie et les armes afin de défendre ma maison... » L'homme nouveau et complet doit développer en somme ses capacités intellectuelles et physiques. C'est pourquoi il faut aussi travailler l'étude du corps, l'anatomie, la médecine. La philosophie et la religion doivent aussi faire partie de ses connaissances.

        En effet, la religion, l'étude des textes sacrés, l'Ancien Testament, le Nouveau Testament et le Coran, permettent d'apporter la conscience, car « science sans conscience n'est que ruine de l'âme. » La conscience désigne ici la connaissance de ses propres limites, le fait de savoir que l'être humain est un animal mortel, limité dans l'espace et dans le temps. La conscience désigne également la conscience morale, la connaissance du Bien et du Mal, et la conviction que la violence engendre la violence. Ainsi le but de l'éducation n'est pas d'accumuler des connaissances. La connaissance est une condition nécessaire mais non suffisante pour réussir dans la vie. Être éduqué, c'est être autonome, pratiquer la charité et l'empathie, être capable de pardonner, préférer la justice à la vengeance.

 

La Science, allégorie en bronze par Jules Blanchard, devant l'Hôtel de ville de Paris.

La Science, allégorie en bronze par Jules Blanchard, devant l'Hôtel de ville de Paris.

PANTAGRUEL DE RABELAIS (1532)

 

Objet d'étude : la question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIe siècle à nos jours

 

Texte complémentaire de la séquence consacrée à Gargantua de Rabelais

 

C’est pourquoi, mon fils, je t’engage à employer ta jeunesse à bien progresser en savoir et en vertu.

Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon : l’un par un enseignement vivant et oral, l’autre par de louables exemples peuvent te former. J’entends et je veux que tu apprennes parfaitement les langues : premièrement le grec, comme le veut Quintilien ; deuxièmement le latin; puis l’hébreu pour l’Écriture sainte, le chaldéen et l’arabe pour la même raison; et que tu formes ton style sur celui de Platon pour le grec, sur celui de Cicéron pour le latin ; qu’il n’y ait pas d’étude scientifique que tu ne gardes présente en ta mémoire et pour cela tu t’aideras de l’Encyclopédie universelle des auteurs qui s’en sont occupés. Des arts libéraux : géométrie, arithmétique et musique, je t’en ai donné le goût quand tu étais encore jeune, à cinq ou six ans; continue.  De l’astronomie, apprends toutes les règles, mais laisse-moi l’astrologie et l’art de Lullius comme autant d’abus et de futilités. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes, et que tu me les mettes en parallèle avec la philosophie. Et quant à la connaissance de la nature, je veux que tu t’y donnes avec soin : qu’ il n’y ait mer, rivière, ni source dont tu ignores les poissons; tous les oiseaux du ciel, tous les arbres, arbustes, et les buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tous les pays de l’Orient et du midi, que rien ne te soit inconnu. Puis relis soigneusement les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les Talmudistes et les Cabalistes, et, par de fréquentes dissections, acquiers une connaissance parfaite de l’autre monde qu’est l’homme. Et quelques heures par jour commence à lire l’Écriture sainte : d’abord le Nouveau Testament et les Épîtres des apôtres, écrits en grec, puis l’Ancien Testament, écrit en hébreu. En somme, que je voie en toi un abîme de science car, maintenant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra quitter la tranquillité et le repos de l’étude pour apprendre la chevalerie et les armes afin de défendre ma maison, et de secourir nos amis dans toutes leurs difficultés causées par les assauts des malfaiteurs. Et je veux que, bientôt, tu mesures tes progrès; cela, tu ne pourras pas mieux le faire qu’en soutenant des discussions publiques, sur tous les sujets, envers et contre tous, et qu’en fréquentant les gens lettrés tant à Paris qu’ailleurs.

Mais – parce que, selon le sage Salomon, Sagesse n’entre pas en âme malveillante et que Science sans Conscience n’est que ruine de l’âme - tu dois servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en lui toutes tes pensées et tout ton espoir; et par une foi nourrie de charité, tu dois être uni à lui, en sorte que tu n’en sois jamais séparé par le péché.  Méfie-toi des abus du monde ; ne prends pas à cour les futilités, car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable pour tes prochains, et aime-les comme toi-même. Révère tes précepteurs. Fuis la compagnie de ceux à qui tu ne veux pas ressembler, et ne reçois pas en vain les grâces que Dieu t’a données. Et, quand tu t’apercevras que tu as acquis tout le savoir humain, reviens vers moi, afin que je te voie et que je te donne ma bénédiction avant de mourir.

 

Mon fils, que la paix et la grâce de Notre Seigneur soient avec toi. Amen

 

D’ Utopie, ce dix-sept mars, Ton père, Gargantua.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :