Rabelais Gargantua : la figure exemplaire du prince humaniste
L’Homme de Vitruve (ou le proporzioni del corpo umano secondo Vitruvio en italien, les proportions du corps humain selon Vitruve) est un célèbre dessin annoté, réalisé vers 1490 à la plume, encre et lavis sur papier, par Léonard de Vinci (1452-1519), d'après une étude de l’important traité d'architecture antique De architectura (au sujet de l’architecture) rédigé en -15 par l'architecte ingénieur romain Vitruve (v-90-v-20), et dédié à l’empereur romain Auguste. L'original appartient depuis 1822 à la Gallerie dell'Accademia de Venise, qui le conserve et en expose de nombreuses copies.
SÉQUENCE SUR GARGANTUA DE RABELAIS (1534)
Lecture analytique 21 : La figure du prince
Introduction :
Contexte historique :
- la Renaissance, c'est d'abord un sentiment : celui d'entrer dans une ère nouvelle
- on a la conviction que l'humanité est en train de progresser, ou qu'elle est en train de revivre un âge d'or
- on a foi en l'avenir et en l'homme
- d'où un sentiment d'exaltation et de joie lié à ce renouveau dans les arts, dans les sciences et dans la religion
- période marquée par de nombreuses découvertes techniques, scientifiques et géographiques : un nouveau monde intellectuel, anatomique, astronomique et géographique s'ouvre à l'homme de la Renaissance (Copernic, Galilée, Gutenberg, Christophe Colomb, Magellan, Vasco de Gama)
- d'où la célébration du désir de connaissance et de l'appétit de savoir
- cependant les progrès techniques dans l'armement, qui signent la fin du monde de la chevalerie, et les conflits religieux vont aussi favoriser le développement de la violence et de la guerre sur le continent européen
- dans ce contexte, les humanistes vont réfléchir à l'idéal politique incarné par le prince : ils vont établir les qualités que doit posséder un prince humaniste
Courant intellectuel :
- pour l'humaniste, l'homme possède en lui une valeur infinie
- ce qui doit être au centre de nos préoccupations, ce n'est plus Dieu premièrement, mais l'homme
- pour l'humaniste, la meilleure manière d'honorer Dieu, c'est de favoriser l'épanouissement de l'être humain
- l'humaniste célèbre la vie et ses plaisirs terrestres, sensuels, biologiques et intellectuels
- l'humaniste est un intellectuel qui ne réduit plus le désir à son versant négatif comme on avait tendance à le faire au Moyen-Age (les moines dans les abbayes cherchent à discipliner, voire à éteindre le désir qui est considéré comme une marque du péché originel, quasi diabolique)
- le désir n'est plus l'expression d'un manque
- le désir est la manifestation d'une énergie créatrice, d'une force vitale
- mais ce désir est un désir de vie, non de mort : c'est un désir qui favorise la création, non la destruction
- d'où la condamnation sans appel de la guerre de conquête
- les humanistes s'inspirent à la fois de la culture gréco-latine et du message évangélique pour condamner la guerre de conquête et le pillage
- d'où aussi l'apologie du prince humaniste qui possède des qualités héritées de la culture gréco-latine et des Évangiles
- Présentation de l'auteur :
- Rabelais a été ecclésiastique (moine), mais il s'est vite révélé anti-clérical (opposé aux institutions religieuses qu'il considère comme corrompue et trahissant l'idéal chrétien)
- auteur chrétien et humaniste évangélique
- admirateur d'Erasme
- défenseur de la paix et d'un retour aux origines de la foi (c'est ce que l'on appelle l'évangélisme : c'est un courant qui se développe au sein du catholicisme et qui prône une lecture à la source des textes de la Bible, notamment des épîtres de Saint Paul)
- ses œuvres romanesques sont considérées comme une première forme du roman moderne
- il manie aussi bien le registre comique (burlesque, grotesque, grossier, vulgaire mais aussi ironique et très fin) que le registre satirique et héroï-comique
- pour Rabelais la meilleure manière d'être chrétien est d'aimer la vie sous toutes ses formes
- le monde n'est plus une vallée de larmes
- le monde pour Rabelais est une source d'émerveillement
- il fait des études de médecine et il devient convaincu que la matière n'est pas mauvaise
- il ne faut pas diaboliser la vie sur Terre et la matière
- d'où une célébration dans ses textes de la vie sensible, biologique, matérielle
- d'où aussi une célébration du désir sous toutes ses formes
- le désir de nourriture et de boisson est chez lui une image du désir de connaissance
- d'où aussi un amour de la vie et donc le rejet de la guerre de conquête qui n'engendre que mort et destruction
- Rabelais puise ses modèles aussi bien chez Aristote que chez Saint Augustin pour condamner la guerre de conquête et le pillage
- il s'inspire aussi bien des Évangiles que des textes d'Aristote pour concevoir l'idéal type du prince humaniste
Présentation de l'extrait :
- ce texte est une harangue de Gargantua destinée aux vaincus de la guerre picrocholine.
- Une harangue est un discours solennel devant des personnes de noble rang ou devant une foule
- dans cette harangue Gargantua va établir sa justice pour punir les coupables et rendre impossible la guerre
Problématique : dans ces conditions, en quoi Gargantua incarne-t-il la figure exemplaire du prince humaniste ?
- Générosité du prince miséricordieux et magnanime
- La justice du chef d’État humaniste
Le Songe du chevalier est un tableau (17,80 × 17,60 cm), peint vers 1503/1504 par Raphaël, actuellement conservé à la National Gallery de Londres. Ce tableau allait probablement de pair avec celui des Trois Grâces de mêmes dimensions et conservé au Musée Condé de Chantilly.
- La générosité du prince miséricordieux et magnanime
A. La miséricorde et la magnanimité caractérisent une attitude marquée par la foi
- le prince à travers sa harangue se caractérise avant tout par son absence de désir de vengeance
- il fait preuve d'une étonnante générosité à l'égard des vaincus
- il fait preuve de miséricorde et et de magnanimité
- il revendique, à la manière d'un penseur humaniste, le triple héritage de la pensée grecque, de l'histoire romaine et de la morale évangélique
- la miséricorde correspond au Sermon sur la Montagne, dans les Evangiles : Jésus-Christ prône le pardon, la capacité à aimer non seulement son prochain mais encore et surtout son ennemi
- la magnanimité vient du modèle aristotélicien : selon Aristote, le chef politique doit faire preuve de grandeur d'âme, de générosité envers son peuple comme envers les anciens ennemis
- Jules César lui sert d'exemple
- cette miséricorde et cette générosité sont nécessaires pour préserver la paix et éviter le cycle sans fin de la guerre
- d'où le champ lexical dans le texte de la générosité : « grâce », « libéralité », « mansuétude »
- le bon prince pour gouverner doit s'assurer de la reconnaissance de son peuple et la générosité est la meilleure façon de s'assurer de la reconnaissance du peuple
- toutefois il ne s'agit pas là d'une politique calculatrice qui consisterait à faire le bien pour parvenir à ses fins
- il s'agit de mettre en pratique le principe selon lequel la morale, qui relève de la grâce, est supérieure aux témoignages matériels et architecturaux car elle parle directement aux hommes et influence directement les cœur et les esprits
- la meilleure façon de célébrer une victoire sur l'ennemi est de pardonner à l'ennemi ses offenses
- de nombreux exemples historiques viennent étayer le raisonnement de Gargantua
- la guerre déshumanise : par conséquent, le bon prince a pour mission première d'humaniser les êtres humains au moyen de la grâce, du pardon, qui constitue la pierre angulaire de la morale évangélique
- d'où l'utilisation d'une énumération selon un rythme ternaire et un parallélisme qui permettent d'insister sur la nature généreuse du prince : « chargé de dons, chargé de grâces, chargé de toutes offices d'amitié. »
- invoque Dieu pour qu'il protège ses anciens ennemis : phrase exclamative d'inspiration chrétienne : « Dieu soit avec vous ! »
B. Le bon sens au service de l'idéal de paix
-
- le prince humaniste doit d'autant plus savoir pardonner que le pardon est une œuvre conjointe du cœur et de la raison
- Gargantua montre que le choix le plus rationnel et le plus raisonnable est de faire la paix
- le prince humaniste doit savoir faire preuve de bon sens et de rationalité
- le prince humaniste doit être à la fois rationnel et raisonnable
- le prince humaniste a conscience que le bien possède une logique interne en faveur de la paix et de la puissance
- il est rationnel de faire la paix en pardonnant et en faisant preuve de générosité car les symboles architecturaux des triomphes et victoires militaires finissent par tomber en ruine avec le temps, comme le prouve la culture gréco-latine, mais les actions de grâce, elles, demeurent éternelles et s'accroissent avec le temps
- le prince humaniste montre sa rationalité en développant une série d'arguments illustrés d'exemples tirés de l'histoire antique et articulés de façon cohérente à l'aide de connecteurs logiques : « car »
Les Trois Grâces est un tableau peint par Raphaël actuellement conservé au Musée Condé à Chantilly. Il s'agit d'un des premiers tableaux profanes exécutés par le peintre. On les désigne traditionnellement sous le nom des Grâces, déesses romaines représentant l'Allégresse, l'Abondance et la Splendeur.
-
- C. Le rejet de la guerre de conquête
- dans sa harangue, Gargantua théorise la guerre juste, en s'inspirant de la pensée de Saint Augustin, pour qui la seule guerre légitime est la guerre de défense : défendre les frontières de la patrie face à une attaque est autorisé
- la guerre de conquête est définitivement condamnée
- le prince exprime de l'amertume à l'égard de la guerre qu'il vient de gagner, comme le prouvent le verbe regretter et le subjonctif
- la structure emphatique, l'énumération et le parallélisme permettent d'insister sur le fait que Gargantua ne voulait pas faire cette guerre : il y fut contraint et forcé pour protéger son peuple : « car je lui eusse donné à entendre que sans mon vouloir, sans espoir d'accroître ni mon bien, ni mon nom, était faite cette guerre. »
- ce n'est pas la guerre qui motive le prince humaniste, mais la paix et la justice
Saint Georges et le Dragon est une peinture de l'artiste italien de la Renaissance Vittore Carpaccio exposée à la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, à Venise, au nord de l'Italie.
-
-
- La justice du chef d'Etat humaniste
-
A. Le modèle de l'Antiquité : la foi en la raison plus qu'en la force
- s'inspirant de Platon et d'Aristote, Gargantua revient sur la nécessité pour l'Etat d'être gouverné par la raison et non par la force
- d'où la volonté de mettre à la tête de l'Etat ennemi un éducateur humaniste : Ponocrates
- il faut un chef rationnel et raisonnable pour éviter que l'Etat ne se dissolve dans la corruption et le népotisme
- la raison doit se substituer à la force
- la vertu doit se substituer à la convoitise et à la voracité
- la raison, la vertu et l'humanité doivent caractériser le bon prince
B. La justice contre la haine et la vengeance
-
- la justice permet de désamorcer le moteur des conflits qui est le ressentiment, le désir de se venger
- le prince s'affirme : nombreux verbes de décision et de volonté à la première partie du singulier
- le prince humaniste sait imposer son autorité par la force de la justice humaniste
- d'où l'insistance sur la notion de responsabilité
- en rappelant l'absurdité de la source du conflit, le prince échelonne les degrés de responsabilité en fonction des décisions et des actes commis par les ennemis
- il rappelle ainsi qu'il y a des degrés de responsabilité
- il fait preuve ainsi de psychologie en évaluant le degré de culpabilité et de responsabilité de chacun
- la justice doit être suffisamment forte pour ne pas se dégrader en laxisme, et elle doit être suffisamment souple pour ne pas se transformer en vengeance
- le prince humaniste est celui qui fait de la justice le juste milieu entre le laxisme et la vengeance : cette notion de juste milieu pour définir la vertu de justice provient de la philosophie d'Aristote
- il prend exemple pour se justifier sur Moïse et Jules César, qui associaient à une douceur de caractère la sévérité du juge pour punir les vrais coupables
Saint Jérôme conduisant au monastère le lion blessé, peinture de l'artiste italien de la Renaissance Vittore Carpaccio exposée à la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, à Venise, au nord de l'Italie.
Conclusion :
-
- ce texte est le portrait type du bon prince selon les humanistes
- il met en scène le triomphe de l'humanisme sur la mentalité médiévale
- il privilégie le bon sens sur l'ambition démesurée (ce que les Grecs appelaient l'hybris, la démesure)
- le bon prince humaniste selon ce texte est généreux, magnanime, miséricordieux, pacifiste et psychologue.
- Il considère la paix durable comme la condition nécessaire du bonheur.