Rabelais Gargantua : la guerre picrocholine
Le Triomphe de la Mort (1562) est une œuvre de Pieter Brueghel l'Ancien conservée au musée du Prado à Madrid (Espagne).
SEQUENCE SUR GARGANTUA DE RABELAIS (1534)
Lecture analytique 20
La Guerre Picrocholine
"Sur ces paroles [...] en confessèrent quelques-uns"
Introduction :
Contexte historique : voir lecture analytique 19
Courant intellectuel :
- pour l'humaniste, l'homme possède en lui une valeur infinie
- ce qui doit être au centre de nos préoccupations, ce n'est plus Dieu premièrement, mais l'homme
- pour l'humaniste, la meilleure manière d'honorer Dieu, c'est de favoriser l'épanouissement de l'être humain
- l'humaniste célèbre la vie et ses plaisirs terrestres, sensuels, biologiques et intellectuels
- l'humaniste est un intellectuel qui ne réduit plus le désir à son versant négatif comme on avait tendance à le faire au Moyen-Age (les moines dans les abbayes cherchent à discipliner, voire à éteindre le désir qui est considéré comme une marque du péché originel, quasi diabolique)
- le désir n'est plus l'expression d'un manque
- le désir est la manifestation d'une énergie créatrice, d'une force vitale
- mais ce désir est un désir de vie, non de mort : c'est un désir qui favorise la création, non la destruction
- d'où la condamnation sans appel de la guerre de conquête
- les humanistes s'inspirent à la fois de la culture gréco-latine et du message évangélique pour condamner la guerre de conquête et le pillage
- Présentation de l'auteur :
- Rabelais a été ecclésiastique (moine), mais il s'est vite révélé anti-clérical (opposé aux institutions religieuses qu'il considère comme corrompues et trahissant l'idéal chrétien)
- auteur chrétien et humaniste évangélique
- admirateur d'Erasme
- défenseur de la paix et d'un retour aux origines de la foi (c'est ce que l'on appelle l'évangélisme : c'est un courant qui se développe au sein du catholicisme et qui prône une lecture à la source des textes de la Bible, notamment des épîtres de Saint Paul)
- ses œuvres romanesques sont considérées comme une première forme du roman moderne
- il manie aussi bien le registre comique (burlesque, grotesque, grossier, vulgaire mais aussi ironique et très fin) que le registre satirique et héroï-comique
- pour Rabelais la meilleure manière d'être chrétien est d'aimer la vie sous toutes ses formes
- le monde n'est plus une vallée de larmes
- le monde pour Rabelais est une source d'émerveillement
- il fait des études de médecine et il devient convaincu que la matière n'est pas mauvaise
- il ne faut pas diaboliser la vie sur Terre et la matière
- d'où une célébration dans ses textes de la vie sensible, biologique, matérielle
- d'où aussi une célébration du désir sous toutes ses formes
- le désir de nourriture et de boisson est chez lui une image du désir de connaissance
- d'où aussi un amour de la vie et donc le rejet de la guerre de conquête qui n'engendre que mort et destruction
- Rabelais puise ses modèles aussi bien chez Aristote que chez Saint Augustin pour condamner la guerre de conquête et le pillage
Présentation de l'extrait :
- la guerre picrocholine est née d'un conflit dérisoire entre marchands de fouace
- de ce conflit commercial, les mauvais conseillers du roi Picrochole en ont fait le prétexte pour une guerre de conquête
- dans cet extrait, les soldats de Picrochole s'apprêtent à piller une abbaye, mais un des moines, Frère Jean, va assurer sa défense à l'aide d'un bâton de croix, ce qui va donner lieu à une mise en scène héroï-comique, car Frère Jean est un moine, il n'est pas censé se battre, mais il va décupler ses forces et mettre toute son énergie dans le massacre des soldats pour sauver sa vigne et son vin.
Problématique : dans ces conditions, comment Rabelais parvient-il à mettre en scène une parodie d'épopée chevaleresque et à développer une satire de la religion et de la guerre ?
- Une parodie de la chanson de geste
- Une satire de la religion et de la guerre
La Chute des anges rebelles est une peinture à l'huile du peintre Pieter Brueghel l'Ancien datée de 1562 et exposée aux musées royaux des beaux-arts de Belgique à Bruxelles.
- Une parodie de la chanson de geste
A. Le burlesque, le grotesque et l'héroï-comique
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- c'est une scène burlesque car les actions les plus viles et les plus basses sont décrites comme des hauts faits
- le massacre des soldats par Frère Jean est burlesque parce qu'il est perpétré par un homme d'Eglise qui est censé vouer sa vie à la prière et à la contemplation
- un peu avant l'extrait Frère Jean est même décrit par l'auteur comme un «vrai moine si oncques en fut depuis que le monde moinant moina de moinerie. »
- le burlesque naît aussi du décalage entre l'arme utilisée (un bâton de croix, donc un outil grossier, en même temps qu'un symbole religieux de paix et d'amour) et les actions perpétrées qui sont d'une précision chirurgicale
- on a donc une parodie de l'épopée
- cette parodie confine au grotesque : mélange de comique et d'horreur
- le sang se mêle au vin
- Frère Jean vendange littéralement les soldats qui tentent de piller l'abbaye
- ce mélange de comique et d'horreur caractérise le grotesque : nombreuses énumérations, nombreux parallélismes et accumulations hyperboliques qui mettent en évidence à la fois le comique de la scène et l'horreur du spectacle
- ce mélange d'héroïsme et de comique caractérise l'héroï-comique
Gustave Doré, peintre, illustrateur, graveur, caricaturiste, auteur de bande dessinée et lithographe français.Frère Jean défend le clos de l'abbaye de Seuilly (anciennement Seuillé) contre l'armée picrocholine. Gravure extraite de l'édition de 1873 de Garnier Frères.
B. La dimension carnavalesque du combat
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- alors que dans un récit épique comme La Chanson de Roland (qui est une chanson de geste) les armées ennemies sont décrites selon un plan panoramique comme deux forces symétriques, parfaitement rangées et organisées, ici tout est chaotique et confus
- normalement le combat est accompagné d'une musique entraînante et belliqueuse, conférant un souffle épique à l'ensemble
- ici au contraire les instruments de musique sont détournés de leur but et servent à accumuler les fruits du pillage (les raisons de la vigne de l'abbaye)
- lorsque les soldats s'expriment dans un polylogue, le rythme du texte reproduit l'accélération et la rapidité du massacre
- les soldats se caractérisent avant tout ici par leur cruauté et par leur lâcheté, alors que normalement un chevalier doit être noble et courageux
- les soldats apparaissent comme des personnages lâches qui sont massacrés de façon ignoble et humiliante (« si quelqu'un gravoit en une arbre, pensant y être en sûreté, icelluy de son bâton empalait par le fondement. »)
- l'inversion des valeurs caractérise cette scène, comme le montre cet extrait construit sur un parallélisme et un chiasme : « Les uns mouraient sans parler. Les autres parlaient sans mourir. Les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant. »
C. La grossièreté et la vulgarité des échanges révèlent la véritable bassesse des hommes à la guerre
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- Frère Jean se livre à un véritable massacre dont le côté grotesque (à la fois comique et sanglant ou terrifiant) émerge du décalage entre la grossièreté des gestes et la précision froidement chirurgicale des blessures
- d'où le lexique abondant de l'anatomie
- certaines expressions ou images font ressortir le côté à la fois ridicule et vulgaire des coups et des blessures : « parmi les couillons », « empalait par le fondement »
- la comparaison « comme un chien » montre l'animalisation, l'ensauvagement, la déshumanisation du guerrier
Détail du Jardin des délices de Jérôme Bosch. L'enfer. Le Jardin des délices est une peinture à l'huile sur bois du peintre néerlandais Jérôme Bosch, appartenant à la période des Primitifs flamands. L'œuvre est structurée en triptyque, format souvent utilisé par les peintres du début du XVe siècle jusqu'au début du XVIIe siècle dans la partie septentrionale de l'Europe. Elle est le plus souvent datée de 1494 à 1505, bien que des chercheurs en avancent la création jusqu'aux années 1480.
II. La satire de la religion et de la guerre
A. La critique de l'institution religieuse
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- Rabelais est profondément croyant : il est chrétien catholique et veut rester dans le giron de l'Eglise catholique, il respecte l'autorité du pape, mais il revendique une liberté de penser et de critiquer les abus des institutions ecclésiastiques
- ce que Rabelais rejette, ce n'est pas la religion, mais une certaine pratique de la religion marquée par l'hypocrisie et la cruauté
- et il dénonce l'hypocrisie de certaines pratiques religieuses (comme le culte des reliques) au nom même des valeurs et des principes fondamentaux du christianisme
- Rabelais souhaite revenir à une lecture originelle, plus directe, des Evangiles
- il fait partie d'un courant religieux au sein du catholicisme que l'on appelle l'évangélisme : l'évangélisme prône un retour aux sources, non pas de la lettre, mais de l'esprit des Evangiles
- il s'agit de retrouver l'élan originel, l'esprit fondateur qui souffle sur les Evangiles
- d'où le rejet des superstitions
- le polylogue rythmé, sous forme de parallélismes et de phrases courtes, met en lumière le ridicule et la vanité de la superstition
- la superstition, qui prend ici la forme du culte des saints et des reliques, est l'arme des faibles et des lâches
- l'accumulation des saints invoqués montre la vanité d'une telle pratique religieuse
- une référence précise même que l'une de ces reliques a brûlé, afin de souligner son caractère précaire, en décalage avec la puissance divine qu'on lui attribue
- enfin, l'utilisation d'une croix en guise d'arme permet de montrer l'hypocrisie des moines qui sont prêts à massacrer tout le monde si le vin de l'abbaye est menacé
- la satire apparaît donc dans le décalage entre la motivation de Frère Jean (protéger le vin et les vignes) et ses actions qui ont pour conséquence la mise en scène d'un massacre généralisé
- mettre en scène un moine qui se livre à un véritable massacre permet également de montrer que l'habit ne fait pas le moine, et que l'apparence religieuse est souvent un masque d'une très grande cruauté
B. La satire de la guerre
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- l'adresse au lecteur permet de montrer le point de vue négatif et réprobateur de Rabelais à l'encontre de ce massacre
- en s'adressant directement au lecteur, il crée une complicité avec celui-ci, ce qui permet de favoriser l'adhésion à son point de vue sur la guerre
- à travers la multiplication des lexiques de l'anatomie et de la destruction, les nombreuses accumulations hyperboliques et les parallélismes, Rabelais dévoile la vérité de la guerre : un massacre abominable
- l'adresse au lecteur résume bien ce point de vue : « Croyez bien que c'était le plus horrible spectacle qu'on ait jamais vu. »
- dans cette phrase injonctive, le modalisateur insiste sur le degré de conviction du narrateur
- la structure emphatique « c'était...qu' » insiste sur l'horreur du spectacle
- de même, le superlatif permet de comprendre que le massacre a atteint le paroxysme de la barbarie
- alors que traditionnellement, dans les récits épiques comme dans les chansons de geste, la guerre est vue comme le moyen de devenir un héros, de progresser en vertu en affrontant la mort avec courage, ici la guerre est dévoilée dans son affreuse nudité
- la guerre ici n'est pas un facteur de progrès
- c'est, pour reprendre une expression de Voltaire dans Candide, « une joyeuse boucherie »
- on a donc une vision très moderne de la guerre dans ce roman de la Renaissance
Conclusion
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- Rabelais met en scène une parodie de l'épopée et une satire de la religion et de la guerre grâce à la combinaison des registres burlesque et grotesque
- la dimension héroï-comique et satirique provient de l'utilisation des hyperboles, des accumulations, des parallélismes, des structures emphatiques et des champs lexicaux de l'anatomie et de la destruction
- - à travers cette scène burlesque et grotesque, Rabelais parvient à démontrer la vanité de la superstition, l'hypocrisie d'une société qui utilise la religion pour justifier les massacres, et dévoile, avec une étonnante modernité, l'horreur de la guerre déshumanise les hommes