Rabelais Gargantua : comment Gargamelle étant enceinte de Gargantua
Le Repas de noce ou La Noce paysanne est une peinture de 1567 ou 1568 de Pieter Brueghel l'Ancien, peintre flamand de la Renaissance, qui représente un repas réunissant des paysans dans une salle bondée. Cela symbolise la communion, le partage.
LECTURE ANALYTIQUE 19
GARGANTUA DE RABELAIS (1534)
Texte 1 : Comment Gargamelle étant enceinte de Gargantua mangea profusion de tripes
" Voici en quelle occasion [...] en bon père supérieur "
Introduction :
Contexte historique :
- la Renaissance, c'est d'abord un sentiment : celui d'entrer dans une ère nouvelle
- on a la conviction que l'humanité est en train de progresser, ou qu'elle est en train de revivre un âge d'or
- on a foi en l'avenir et en l'homme
- d'où un sentiment d'exaltation et de joie lié à ce renouveau dans les arts, dans les sciences et dans la religion
- période marquée par de nombreuses découvertes techniques, scientifiques et géographiques : un nouveau monde intellectuel, anatomique, astronomique et géographique s'ouvre à l'homme de la Renaissance (Copernic, Galilée, Gutenberg, Christophe Colomb, Magellan, Vasco de Gama)
- d'où la célébration du désir de connaissance et de l'appétit de savoir
Courant intellectuel :
- pour l'humaniste, l'homme possède en lui une valeur infinie
- ce qui doit être au centre de nos préoccupations, ce n'est plus Dieu premièrement, mais l'homme
- pour l'humaniste, la meilleure manière d'honorer Dieu, c'est de favoriser l'épanouissement de l'être humain
- l'humaniste célèbre la vie et ses plaisirs terrestres, sensuels, biologiques et intellectuels
- l'humaniste est un intellectuel qui ne réduit plus le désir à son versant négatif comme on avait tendance à le faire au Moyen-Age (les moines dans les abbayes cherchent à discipliner, voire à éteindre le désir qui est considéré comme une marque du péché originel, quasi diabolique)
- le désir n'est plus l'expression d'un manque
- le désir est la manifestation d'une énergie créatrice, d'une force vitale
- Présentation de l'auteur :
- Rabelais a été ecclésiastique (moine), mais il s'est vite révélé anti-clérical (opposé aux institutions religieuses qu'il considère comme corrompue et trahissant l'idéal chrétien)
- auteur chrétien et humaniste évangélique
- admirateur d'Erasme
- défenseur de la paix et d'un retour aux origines de la foi (c'est ce que l'on appelle l'évangélisme : c'est un courant qui se développe au sein du catholicisme et qui prône une lecture à la source des textes de la Bible, notamment des épîtres de Saint Paul)
- ses œuvres romanesques sont considérées comme une première forme du roman moderne
- il manie aussi bien le registre comique (burlesque, grotesque, grossier, vulgaire mais aussi ironique et très fin) que le registre satirique et héroï-comique
- pour Rabelais la meilleure manière d'être chrétien est d'aimer la vie sous toutes ses formes
- le monde n'est plus une vallée de larmes
- le monde pour Rabelais est une source d'émerveillement
- il fait des études de médecine et il devient convaincu que la matière n'est pas mauvaise
- il ne faut pas diaboliser la vie sur Terre et la matière
- d'où une célébration dans ses textes de la vie sensible, biologique, matérielle
- d'où aussi une célébration du désir sous toutes ses formes
- le désir de nourriture et de boisson est chez lui une image du désir de connaissance
Présentation de l'extrait :
- ce texte met en scène un festin démesuré (on parle aujourd'hui de repas pantagruélique ou gargantuesque pour désigner un banquet aux quantités de nourriture considérables), marqué par le registre comique (on a une dimension burlesque et carnavalesque, mais également grossière et ironique), par l'omniprésence du corps et de la matière. Dans ce texte, Rabelais célèbre la vie sensible, la matière sous toutes ses formes, le corps, la nourriture et la boisson.
Problématique : dans ces conditions, comment cette scène de repas illustre-t-elle la conception humaniste du monde et de l'homme ?
Annonce du plan :
- La force comique du texte
- La portée critique et philosophique du texte
La Danse des paysans est un tableau peint par Pieter Brueghel l'Ancien vers 1568. Il est conservé au musée d'histoire de l'art de Vienne à Vienne.
- La force comique du texte
A. Un festin démesuré
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- la scène de repas est d'abord comique en raison de sa dimension excentrique : quantités considérables de tripailles
- surabondance burlesque de nourriture
- l'accent est mis sur la nourriture et la tripaille grâce aux nombreuses énumérations et aux accumulations hyperboliques
- on est dans l'exagération : nourritures en « abondance »
- énumérations : énumération de villes, de localités, de la nourriture mangée par Gargamelle, des caractéristiques des villageois, accumulation sur plusieurs phrases des produits gastronomiques
- éléments vulgaires : mélange entre le récit d'une naissance et le récit d'une prochaine défécation
- réinvestissement de la farce médiévale
- nourriture grasse, pas du tout raffinée
- on est dans le gras (tripaille)
- les personnages apparaissent comme des gras : Gargamelle est enceinte, tout le monde se nourrit de gras, même les animaux sont gras
- les gens ne font pas de manière : « chacun s'en léchait les doigts »
- répétition du mot « grand » : « grandgousier », « grand plaisir », gousier vient de « gosier » : le nom signifie que c'est un grand buveur
- expressions qui suggèrent la boulimie et la gourmandise
- vocabulaire de l'appétit d'ogre : « engloutirait », « pleines écuelles », « grandgousier », « copieuse », « savoureuse »
- même l'humour de gras : plaisanteries sur le fondement
La Danse de la mariée en plein air est un tableau peint par Pieter Brueghel l'Ancien en 1566. Il est conservé au Detroit Institute of Arts.
B. Des personnages sympathiques, joyeux et bons vivants
- fête populaire : improvisation d'une danse en extérieur
- espace de fête ouvert (les gens ne sont pas enfermés)
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- le texte est marqué par l'oralité
- saturation de paroles dans le polylogue qui fait entendre une abondance polyphonique de paroles
- répliques courtes et joyeuses : phrases exclamatives et injonctives
- rythme vif qui coïncide avec la vitalité des personnages
- le rythme permet de faire ressortir la vie des personnages
- énumération et parallélisme (répétition de la même structure grammaticale : nom au pluriel, préposition de et verbe du premier groupe à l'infinitif) créent un effet de musicalité qui semble reproduire l'atmosphère festive et joyeuse du festin
- dans la dernière phrase avant la discussion, énumération avec des rimes : les objets sont en mouvement, cela exprime de la joie, les rimes créent du rythme et de la musicalité qui accompagnent la fête
- dans le polylogue les saints, figures de la papauté et prières sont conviées et mobilisées pour célébrer la boisson
- la boisson est sacralisée, on propose de la baptiser : il s'agit d'un trait d'humour qui provient d'une inversion des valeurs : ce n'est plus un enfant (une âme) que l'on baptise mais une boisson (une matière liquide et enivrante)
- Rabelais ne renonce à aucune forme d'humour : le scatologique (les nombreuses allusions à l'excrément), le grossier (les plaisanteries pendant la beuverie), le burlesque (à travers les nombreuses exagérations et hyperboles décrivant précisément les tripailles), la parodie du discours scientifique et spécialisé (à propos de la description des tripes et de leur provenance) et l'ironie (sur « la belle merde » que produira Gargamelle à force d'engloutir des tripes)
Le Combat de Carnaval et Carême est un tableau peint à l'huile par Pieter Brueghel l'Ancien en 1559, qui représente une lutte (festive et symbolique) traditionnelle de l'époque, où deux chars et deux personnages étaient chargés d'incarner le contraste entre deux thèmes : le mardi gras (= Carnaval, c'est-à-dire étymologiquement « adieu à la viande ») et le mercredi des Cendres (= Carême, où seule la consommation de poisson était autorisée). Ces deux défilés rivaux devaient finalement s'affronter : le tableau dépeint le moment où ils vont croiser leurs lances respectives, sur une place du marché très animée.
C. Ouverture et complicité avec le lecteur
- les compagnons de l'auteur-narrateur sont doubles : il s'agit à la fois des participants actifs au festin et du lecteur
- on a l’impression que l’auteur est au milieu de la foule et qu’il retranscrit les paroles qu’il entend autour de lui
- L’auteur joue avec les impressions du lecteur : il le met en appétit et en même temps il dégoûte avec une évocation des excréments (scatologie)
- les compagnons fictifs apparaissent comme des modèles car ce sont des bons vivants animés par une force vitale et une énergie débordante
- l'auteur développe un ton joyeux tout au long du texte grâce à un art de conter qui interpelle le lecteur en s'adressant directement à lui
- cela crée une complicité entre l'auteur et le lecteur
- le lecteur adhère d'autant plus au récit de l'auteur qu'il se sent interpelé et donc concerné
- le lecteur est lui-même invité à la table du festin qui va se révéler être une image du festin intellectuel prôné par les humanistes
Giuseppe Recco (Naples, 1634 - Alicante, 29 mai 1695) est un peintre italien de l'école napolitaine spécialisé dans les natures mortes. La vie avec les cinq sens, 1676.
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- La portée critique et philosophique du texte : la dive bouteille, ou la soif de connaissance
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A. La critique de la conception médiéviste et scolastique de la vie et du désir
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- à travers la mise en scène de ce festin surabondant, copieux et saturé, Rabelais réhabilite la matière sous toutes ses formes, y compris les moins nobles (voire les plus ignobles comme l'excrément)
- la vie sur Terre n'est plus réprimée
- la vie terrestre, biologique, sensuelle, matérielle, est revalorisée
- il fait l'apologie (ou l'éloge, en ce sens le texte possède un registre épidictique) de la nourriture et de la matérialité du corps
- la matière et le corps ne sont plus diabolisés
- la dimension carnavalesque participe de cette valorisation du corps, de la vie biologique, du monde sensible, de la matière
- Rabelais, comme dans un carnaval, renverse les valeurs établies par les institutions religieuses au Moyen-Age (c'est pour cette raison qu'il évoque Mardi gras)
Pieter Claesz (Berchem près d’Anvers, ° vers 1596-1597 à Haarlem, inhumé le 1er janvier 1661) est un peintre de nature morte néerlandais (Provinces-Unies) du siècle d'or. Il est un des représentants du baroque. Déjeûner au jambon, 1652, huile sur bois, 63 × 76 cm, musée de l'Ermitage, Saint-Petersbourg
B. La portée philosophique du texte
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- à travers les procédés littéraires utilisés (le comique, le burlesque, l'ironie,les énumérations, parallélismes, rimes, polylogue) Rabelais renverse le monde des valeurs
- le bas corporel est revalorisé
- en effet, le bas corporel pour Rabelais médecin est indissociable du haut spirituel
- il n'y a pas de haut spirituel sans bas corporel
- célébration et glorification de la vie, de la matière, du corps et du désir de nourriture
- le désir de nourriture qui motive les personnages est en fait une image du désir de connaissance qui doit animer chaque humaniste
- la soif de boisson fait signe vers la soif de savoir
- l'appétit de connaissance doit être inextinguible, infini, afin de permettre à l'être humain de se développer, de s'épanouir, pour être à l'image de Dieu
- pour Rabelais, être chrétien, c'est d'abord rendre grâce à la vie
- la vie est un don de Dieu, il ne faut donc pas la sous-estimer, la dénigrer, la réprimer ou la diaboliser
- ainsi le désir n'est plus seulement perçu dans son versant négatif
- le désir est d'abord positif
- le désir est ici une force motrice, une force de vie, une énergie créatrice qui permet à l'homme d'accéder à un niveau supérieur de connaissance et de bien-être
- à travers la célébration des plaisirs corporels et de la nourriture, Rabelais montre aussi que la connaissance est indissociable de la joie
- joie et connaissance sont consubstantielles
- gaîté et savoir vont de pair
- il n'y a de savoir que joyeux pour Rabelais (un philosophe du XIXème siècle, Nietzsche, s'en souviendra, quand il intitulera un de ses ouvrages Le Gai Savoir)
Conclusion :
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- le texte met en scène une conception humaniste de l'homme et du monde en revalorisant la vie, la matière, le corps et le désir
- grâce au registre comique, il parvient à faire l'apologie du désir de nourriture qui est ici désir de connaissance
- grâce aux structures emphatiques, aux énumérations, aux accumulations, aux parallélismes, au polylogue, Rabelais célèbre et glorifie la matière et le corps car pour un humaniste l'équilibre du corps est nécessaire à l'équilibre de l'âme
- l'abondance de nourriture est une image de l'abondance de connaissance dont doit se nourrir l'esprit humaniste
- le texte fait émerger une nouvelle conception du désir : le désir n'est plus l'expression d'un manque, ou la manifestation du péché originel, la marque du mal en l'homme
- le désir est une force créatrice, une énergie abondante qui permet à l'homme d'évoluer
- on retrouve le même appétit de savoir et de connaissance dans la lettre de Gargantua dans le Pantagruel de Rabelais : le père recommande à son fils de se nourrir de toutes les sciences
- le même amour de la vie et de la matière se retrouve chez Montaigne qui écrit, dans les Essais, III, 13, « De l'expérience », qu'un des buts de l'existence consiste à « jouir loyalement de son être »