Autoportrait d'Henri Aimé Gauthé : écrire la guerre
Niveau troisième – séquence 1 : écrire la guerre
Séance 1
Support : Lettre d'Henri Aimé Gauthé à Marie-Alice Jeannot, sa correspondante de guerre. Extrait de Paroles de Poilus, Lettres et carnets du front 1914-1918 rassemblés par Jean-Pierre Guéno et Yves Laplume
Objectifs :
1. découvrir un autoportrait moral et psychologique : l'éthopée ;
2. découvrir un poème engagé et explicite ;
3. comprendre que l'écriture possède une fonction cathartique ;
4. comprendre que l'écriture est un moyen de résister contre la déshumanisation
Synthèse élaborée à partir des copies d'Ines, Célia, Maïlys, Margot, Victoria, Quentin, Julien et Théo
Ce poème écrit par Henri Aimé Gauthé, daté du 10 janvier 1918, alors qu'il se trouvait engagé dans la Première Guerre mondiale, est destiné à sa correspondante de guerre Marie-Alice Jeannot. Henri Aimé Gauthé était un soldat français. Il dresse un autoportrait physique et moral. Henri Aimé Gauthé n'est pas considéré comme un grand écrivain ou comme un auteur classique. Il n'a pas fait d'étude. Le contexte est donc particulier. Henri Aimé Gauthé écrit sûrement car il en ressent le besoin, il sent sa mort arriver ou menacer. Il éprouve le besoin de décrire ce qu'il est devenu, et le changement que cette guerre a provoqué en lui. Dans ce poème, il écrit pour oublier, pour se libérer de son traumatisme qu'il a connu durant la guerre, où il a perdu son frère. Il se confie à sa correspondante de guerre, pour lutter contre la déshumanisation qui le menace. Cette manière d'écrire, où l'on place des mots sur ses souffrances, s'appelle la catharsis.
Ce texte est donc à la fois un poème, un autoportrait physique et moral et une lettre destinée à sa correspondante de guerre. Il est composé de quatorze alexandrins (vers de 12 syllabes séparables en deux moitiés égales appelées hémistiches) et il possède des rimes : « grand » (v.1)/ »argent » (v.4), « allemand » (v.5)/ « décevant » (v.8), « bosses »(v. 2)/ « rosses »(v.6)/ « atroces » (v.7), « caricature »(v. 9)/ « blessure » (v. 10)/ « désinvolture » (v. 12)/ « figure » (v. 13), « lueur »(v. 11)/ « laideur » (v. 14).
Le narrateur se décrit en utilisant des antithèses comme : « Sans être tout petit, je ne suis pas trop grand » (v.1), pour se contredire lui-même. A chaque fois qu'il cite une qualité, il cite un défaut venant le contrebalancer. Ainsi les hémistiches s'opposent entre eux. Les quelques mots laudatifs sont ternis par un champ lexical péjoratif abondant. Et ces antithèses montrent les contradictions qui le menacent. Il nous apprend ainsi que la guerre l'enlaidit, qu'il devient un monstre, jusqu'à éprouver le plaisir de tuer. L'utilisation de ces antithèses est systématique et il répète à chaque fois la même structure de phrase pour les créer : c'est ce que l'on appelle un parallélisme de structure : « J'ai les cheveux très bruns […] J'ai la moustache en crue […] J'ai le nez gros et gras » » ; « avec des airs pervers […] avec des fils d'argent […] avec désinvolture ». Cela permet de créer un rythme, tout en insistant sur sa double personnalité.
En effet, le personnage écrit cette lettre dans les tranchées, entre les bombardements, pour oublier, pour se libérer de son traumatisme, pour se vider l'esprit, pour se rappeler qu'il est humain. Il est traumatisé par la guerre qui fait de lui un monstre. C'est notamment ce que révèle le vers 7 : « Je fais pour m'amuser des piqûres atroces ». La guerre l'a détruit, faisant de lui un meurtrier. Il ne sourit plus normalement. Ce qui peut être positif chez lui se transforme rapidement en grimace : il a un « rire décevant » (v. 8). La chaleur humaine l'a quitté, comme le suggère le vers 11 : « Au fond de mes yeux danse une froide lueur ». Il a un double visage. Le vers 3 révèle cet aspect essentiel de l'autoportrait : « Je suis doux et timide avec des airs pervers. »
L'écriture est une catharsis, une manière pour lui de résister contre la déshumanisation. Il se compare ainsi implicitement au personnage double de Robert Louis Stevenson, Docteur Jekyll et Mister Hide, pour insister sur sa monstruosité. Mais il se compare aussi explicitement à Don Quichotte, le héros de Cervantès, pour montrer que, loin d'être un héros, il est ridicule, maladroit, sans valeur, en plus d'être un meurtrier. Il n'a rien d'un chevalier. C'est ce que dévoile la périphrase du vers 12 : « Je suis le chevalier de la piètre figure. » Cette figure de style permet de souligner le côté burlesque du personnage.
Cet autoportrait, notamment dans sa dimension morale et psychologique (un autoportrait moral et psychologique s'appelle une éthopée), ne possède aucune caractéristique héroïque ou épique. L'auteur se décrit plutôt comme un anti-héros ou un nouveau barbare, au visage grotesque, comme le révèle la comparaison du vers 10 : « Ma lèvre est rouge comme une fraîche blessure ». Mais il ressent le besoin d'écrire et de s'exprimer car il est traumatisé par la guerre. Il sent qu'il devient inhumain, une machine à tuer. Il sent que son humanité est menacée et il veut empêcher ça en se rappelant qui il était avant. Sa correspondante est le dernier fil qui le rattache à l'humanité. C'est pourquoi il termine en s'adressant à Marie-Alice Jeannot : « Mais une que je sais ne voit pas ma laideur ». Par ces mots, l'auteur rappelle qu'à l'arrière, tout le monde ignore la réalité ignoble et atroce de la guerre qui transforme les soldats en monstres. Mais il nourrit aussi l'espoir d'échapper à cette barbarie en se rappelant ce qui fait de lui un humain, grâce à l'écriture. Il essaie de combattre le monstre qui se crée en lui, afin de ne pas devenir inhumain devant la cruauté de la guerre. Il se sent certainement partir. Il ne reconnaît plus son côté humain, mais en écrivant cette lettre, il cherche à se purifier et à s'humaniser.
Au terme de cette analyse, on peut voir que le texte est intéressant, car il s'inscrit à rebours des poèmes épiques traditionnels qui glorifient la guerre et le soldat. Dans les épopées antiques comme l'Iliade d'Homère, dans les chansons de geste du Moyen-Age comme La Chanson de Roland, ou dans les romans de chevalerie comme Yvain ou le chevalier au lion de Chrétien de Troyes, la guerre est vue comme l'occasion privilégiée pour le personnage principal de devenir un héros valeureux. La guerre a longtemps été considérée comme le meilleur moyen de devenir un homme, en faisant preuve de courage. Dans le poème d'Henri Aimé Gauthé, c'est l'inverse qui apparaît : on comprend que la guerre n'est pas une voie d'accès à l'héroïsme, mais une barbarie qui engendre des monstres. Et ce qui permet de résister à cette barbarie et à cette déshumanisation, c'est l'écriture, qui possède une fonction cathartique.