Tragédies et comédies du désir, désirs tragiques et comiques
Année scolaire 2018-2019 – Lycée Cassini (Clermont de l’Oise)
Niveau première – Première S4
Objet d’étude : le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours
Séquence 4 : tragédies et comédies du désir, désirs tragiques et comiques
Problématique générale : en quoi les scènes d’aveu sont-elles essentielles au théâtre ? Comment sont-elles mises en scène ?
Question d’analyse : comment les scènes d’aveu permettent-elles à la tragédie de se nouer ?
Tendre aveu, par Pierre Carrier-Belleuse. Pastel sur toile, 1894. Le tableau représente Mademoiselle Litini ( en pierrot ) et Mademoiselle Bariaux ( en tutu ), toutes les deux pensionnaires de l'Opéra de Paris, et a été exposé au Salon de 1894. Appartient au fond du Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris ( Petit Palais ), présenté dans le cadre de l'exposition "L'art du pastel de Degas à Redon", du 15 Septembre 2017 au 8 Avril 2018.
Se nouer : s’établir, se former, se constituer
Aveu : action de dire la vérité, souvent une vérité qui fait honte, qui blesse, qui engendre la mauvaise conscience, le sentiment de culpabilité. On parle d’aveu de faiblesse. Confession, témoignage, déclaration verbale dans laquelle on avoue avoir commis un acte blâmable ou répréhensible.
La tragédie : pièce de théâtre dans laquelle le héros doit affronter une force implacable et toute-puissante contre laquelle il ne peut rien. Le héros tragique doit affronter un conflit souvent intérieur au terme duquel c’est un destin exceptionnel et malheureux qui triomphe.
La question du comment : c’est la question du processus, des techniques, des formes, des procédés d’écriture, des outils stylistiques.
- La fonction psychologique de l’aveu : Les scènes d’aveu permettent de révéler la faute, à la fois intime et politique, ou l’acte blâmable qui entache le héros, engendrant remords et regrets
II. La fonction dramatique de l’aveu : Les scènes d’aveu sont des moments de bouleversement parce que l’aveu est un dévoilement qui permet de mettre en lumière les forces en conflit présidant au destin tragique du héros
- Le héros se démasque, ce qui déclenche, bouleverse ou précipite l’action
- Les forces en conflit sont mises à nu
- La fonction psychologique de l’aveu : Les scènes d’aveu permettent de révéler la faute, à la fois intime et politique, ou l’acte blâmable qui entache le héros, engendrant remords et regrets
- La scène de l’aveu révèle la faiblesse psychologique et morale du héros ou sa motivation :
- Dans Œdipe-roi de Sophocle, c’est l’aveuglement et l’hybris, la démesure du héros grec qui sont mis en scène à travers la scène de l’aveu
- Œdipe se croit supérieur aux dieux puisqu’il veut soumettre un devin, autrement dit un porte-parole des dieux, le messager d’Apollon, à l’autorité de la loi royale
- C’est un dialogue de sourd
- Œdipe insulte l’autorité divine, il se croit supérieur aux dieux et à l’autorité divine
- Accumulation de phrases exclamatives et injonctives, brèves, qui soulignent la tension, la colère d’Œdipe qui refuse d’écouter la parole des dieux
- Stichomythie qui révèle l’orgueil d’Œdipe qui se croit supérieur aux dieux en rappelant sa victoire contre le Sphinx
- Œdipe refuse de se voir autrement qu’en héros et en sauveur de la ville et il prend prétexte de ses victoires passées pour soumettre un messager des dieux à sa seule volonté
- Dans Phèdre Racine met en scène un personnage brûlé de l’intérieur par un sentiment amoureux d’autant plus ardent qu’il est interdit : « mon crime »
- L’aveu révèle un être possédé par l’amour, dont la raison est entièrement aliénée par le sentiment amoureux, d’où le terme de « fureurs » et d’« égarements »
- Le sentiment amoureux de Phèdre pour Hyppolite est tellement puissant et honteux qu’elle n’arrive pas à le nommer
- Elle use de détours pour affronter cette vérité indicible
- Sa faute est telle qu’elle est innommable
- Dans la pièce de Victor Hugo, Ruy Blas révèle son obsession amoureuse et dévoile la conscience romantique de n’être rien face à l’être aimé, dans un jeu d’antithèse entre le sublime et le grotesque
- Ruy Blas se présente comme un être grotesque indigne de l’amour qu’il porte à la reine
- La reine quant à elle dévoile ses machinations et prétend réparer une injustice divine : « Où Dieu t’aurait dû mettre une femme te met »
- Dans la pièce de Victor Hugo, ce n’est pas tant la conscience d’une faute que celle d’une injustice morale et politique qui motive les personnages
- C’est la force de l’amour et de la liberté qui est mise en lumière dans la scène de Ruy Blas
- L’aveu permet de comprendre la revendication politique en faveur de la liberté et de l’égalité
- L’aveu permet à la subjectivité de déployer les sentiments de terreur, de pitié et d’amour
- Dans Œdipe-roi, Sophocle développe chez ses personnages le sentiment de colère à travers les phrases injonctives, les phrases interrogatives qui encerclent et prennent au piège l’interlocuteur, les phrases exclamatives, brèves, denses, mais également à travers le funeste présage de Tirésias : anaphore « homme », antithèse entre le présent heureux et le futur malheureux et sordide, accumulations au futur de l’indicatif qui laissent présager un avenir à la fois terrifiant et pathétique
- Dans Phèdre de Racine : développement du registre lyrique : expression des effets physiques de la folie amoureuse : « je tremble, je frissonne »
- Seule une périphrase permet à Phèdre de le désigner : « ce fils de l’Amazone », « ce prince si longtemps par moi-même opprimé »,
- La souffrance est redoublée par la confidente de Phèdre
- Accumulation de phrases exclamatives, brèves, nominales
- Interjection lyrique et rythme ternaire qui insistent sur la souffrance tragique : « ô désespoir ! ô crime ! ô déplorable race ! »
- Hyperboles : « une flamme si noire »
- Phèdre dévoile la force de la passion amoureuse qui la possède
- L’aveu permet de comprendre que cette passion est incontrôlable
- Lexique du feu : « transir », brûler », « feux redoutables » qui souligne l’ardeur de la passion amoureuse
- Lexique de la souffrance physique : « blessure », « saigné »
- Cette ardeur est renforcée par l’antithèse entre l’image du feu et de la glace : réplique d’Oenone : « tout mon sang dans mes veines se glacent »
- Les personnages sont pétrifiés et médusés par le dévoilement de cette vérité : « J’ai conçu pour mon crime une juste terreur / J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur »
- Scène d'aveu : Ruy Blas avoue enfin sa passion après six mois de secret
- Cette scène d’aveu dans Ruy Blas est marquée par l’exaltation des sentiments
- D’où l'expression antithétique de l'ombre et de la lumière : « je vous aime de loin, d'en bas, du fond de l'ombre », « six mois, cachant ma flamme, j'ai fui » (le rejet met l'accent sur la fuite de Ruy Blas qui n'a cessé de cacher ses sentiments, et donc d'une certaine manière de se fuir lui-même), « Hélas ! Je pense à vous comme l'aveugle au jour »
- L’interjection lyrique « Hélas ! » renforce l'exaltation des sentiments
- Le présent d'actualité (je vous aime, je sens bien, vous m'éblouissez) en opposition avec l'imparfait de l'indicatif (je vous fuyais et je souffrais beaucoup) insiste sur la durée du sentiment, qui continue de perdurer depuis tout ce temps
- Le texte est saturé par la répétition du verbe aimer : « je vous aime » est répété deux fois (une fois à la fin d'un vers, deux autres fois au début d'un vers) ; « Je suis un malheureux qui vous aime d'amour » ;
- Les sentiments exprimés sont intenses, comme le prouve l'utilisation de l'anaphore : « parce que » : « Parce que je vous aime ! / Parce que je sens bien... »
- La multiplication des phrases exclamatives participe de l'intensité des sentiments exprimés, car ces phrases créent un rythme saccadé, comme si les personnages ne parvenaient plus à contrôler leurs sentiments
- Les adverbes d'accentuation renforcent l'expression lyrique du sentiment amoureux : « une ardeur si profonde », « Vraiment, j'ai bien souffert », « je suis bien malheureuse »
- Les structures emphatiques mettent en relief la force des sentiments : « moi qu'ils haïssent tous », « pour vous sauver je sauverais le monde », « Madame, écoutez-moi », « si vous me disiez : Meurs ! Je mourrais. », « c'est moi qui souffrais »
- Les parallélismes mettent en lumière le désir d'union fusionnelle des deux amants qui ne peuvent plus vivre l'un sans l'autre : « J'ai besoin de tes yeux, j'ai besoin de ta voix. »
La Tragédie, par Carle Van Loo, peint pour le cabinet de Compagnie de Mme de Pompadour à Bellevue, 1750-52. Musée de l'Hermitage, Saint-Petersbourg, Russie.
- La fonction dramatique de l’aveu : Les scènes d’aveu sont des moments de bouleversement parce que l’aveu est un dévoilement qui permet de mettre en lumière les forces en conflit présidant au destin tragique du héros
- Le héros est démasqué, ce qui déclenche, bouleverse ou précipite l’action
- Dans Œdipe-roi de Sophocle, la scène de conflit entre Tirésias et Œdipe aboutit dès le départ à la découverte du criminel
- Œdipe est démasqué dès le départ par le messager des dieux, à travers une série de questions menaçantes, de phrases exclamatives véhémentes, et d’un présage au futur de l’indicatif qui sonne comme le réquisitoire implacable du procureur lors d’une scène de tribunal
- Cette scène se situe au début de la pièce
- Dès lors on connaît l’identité du coupable dès le début et cette scène d’aveu inversé ou extorqué va conduire le spectateur à se demander non pas comment la pièce finit, mais comment les personnages vont aboutir à la fin que l’on connaît déjà
- Cette scène d’aveu est le déclencheur de la machine infernale qui va conduire Œdipe à prendre conscience de son destin tragique
- La connaissance du désastre, de la catastrophe, du destin tragique ne fait que renforcer la tension
- La scène d’aveu est un moment de tension qui accélère la chute du héros
- Dans Phèdre de Racine, la scène d’aveu dévoile toute la stratégie adoptée par Phèdre pour échapper à sa passion amoureuse
- Elle exhibe les différents masques qu’elle a empruntés pour échapper au destin de la passion amoureuse pour son beau-fils : le masque de la pieuse, puis celui de la fuite, celui de la marâtre
- L’aveu montre l’échec de toutes les tentatives de l’héroïne d’échapper à une force contre laquelle elle ne peut rien
- L’aveu consacre la force du destin
- Dans Ruy Blas, l’aveu dévoile un amour impossible
- Dans la pièce de Victor Hugo le double aveu amoureux montre la prise de conscience par les héros du combat impossible à mener
- Cette prise de conscience du destin cruel qui s’acharne sur les héros laisse entrevoir la fin funeste qui les attend : « tombe »
- Les forces en conflit sont mises à nu
- Dans Œdipe-roi la scène de l’aveu montre un conflit aveugle et terrifiant entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux, et indique déjà les limites du pouvoir politique, aveugle et tyrannique
- Dans Phèdre, la scène de l’aveu met en scène le conflit entre le péché dont on ne peut se détacher, qu’on ne peut expier ni laver, qui souille l’héroïne dès le début, et la grâce impossible à trouver
- Dans Ruy Blas : l’amour et la liberté font l’objet d’un seul et même combat : par la conjonction de leur situation (la contrainte de cacher ses sentiments, l'absence de liberté) et de leurs sentiments (un amour intense, profond, impossible, et la peur d'être démasqués), le sentiment amoureux et l'aspiration à la liberté se confondent ;
- La mise en scène d'un amour qui transgresse les règles et les contraintes d'une société injuste est en elle-même une revendication politique en faveur de la liberté et de l'égalité
- Victor Hugo démonte les mécanismes d'un système politique injuste, car le peuple aussi bien que la reine souffrent de l'absence de liberté et d'égalité
- La reine manifeste une conscience aigüe des injustices du système politique dont elle est finalement victime
- La reine est aussi prisonnière que le laquais : « je suis esclave ainsi » ; « toujours seule, oubliée » ; « je suis humiliée » ; « Mon Dieu ! Si je fais mal, pourquoi dans cette tombe/M'enfermer, comme on met en cage une colombe, /Sans espoir, sans amour, sans un rayon doré ? »