Des Fleurs pour Algernon avec la seconde 6
Année scolaire 2019-2020 – Lycée Cassini (Clermont-de-l’Oise)
Niveau seconde – le roman et le récit du XVIIIe siècle au XXIe siècle
Projet cogni-classe : Des Fleurs pour Algernon de Daniel Keyes
Séance 3 : lundi 16 mars 2020
Support : Daniel Keyes, Des Fleurs pour Algernon, 1966, édition J’ai lu, pp. 203-205
Objectifs :
- Comprendre la morale humaniste du discours de Charlie
- Découvrir la complexité du personnage romanesque : comment Charlie lutte-t-il contre ses démons ?
Introduction
Je situe le passage étudié dans le roman :
Dans son compte-rendu daté du 13 juin (p. 128), Charlie Gordon raconte ses découvertes et prises de conscience lors de la conférence de Chicago donnée par le professeur Nemur : il découvre ainsi que l’opération subie par Algernon provoque chez la souris un comportement désordonné. Il découvre également que ses premiers tests, avant l’opération, avaient été filmés et photographiés à son insu. Présenté à l’ensemble de la communauté scientifique présente à la conférence comme un cobaye, comme un objet et comme une bête de foire, Charlie décide de libérer Algernon et de fuir avec elle, ce qui provoque un véritable tollé à la conférence. De retour à New York, il décide de s’isoler dans un appartement, seul avec Algernon, pour découvrir qui il est vraiment, pour faire le point et pour se livrer à l’introspection. Il rencontre sa voisine de palier, Fay, qui est artiste, et avec qui il entame une relation. Mais un soir, au restaurant (p. 162), Charlie assiste à l’humiliation publique d’un attardé mental. C’est pourquoi, le 24 juin (p. 164), Charlie décide de s’engager dans la recherche pour lutter contre l’arriération mentale. Il prend de plus conscience qu’il ne peut pas régler ses problèmes tout seul. Il contacte Alice, puis Nemur et Strauss pour travailler à nouveau avec eux le 12 juillet (p. 178) Le 11 août (p. 198), Charlie décide de se rendre au cocktail donné par Mrs Nemur en l’honneur des deux membres du conseil de la Fondation Wellberg qui finance les recherches du laboratoire. Révolté par l’attitude de l’assemblée, Charlie se met à boire et dénonce publiquement le mépris dont il fait l’objet.
Je présente l’extrait étudié :
Dans ce passage, Charlie Gordon, ivre, prononce un discours aux accents humanistes, en défendant l’idée selon laquelle l’intelligence sans l’amour ne vaut rien. Mais l’ivresse fait revenir l’ancien Charlie en lui, ce qui provoque des hallucinations liées au dédoublement de la personnalité. Charlie subit en effet un décalage entre le développement de son intelligence et le retard émotionnel de l’ancien Charlie.
Je formule la problématique :
Comment l’auteur parvient-il à mettre en scène les déchirements intérieurs de Charlie ?
J’annonce le plan :
Le texte se déploie en deux mouvements : tout d’abord Charlie délivre un message humaniste. Ensuite, le nouveau Charlie fait face à l’ancien Charlie à travers le miroir.
- Le message humaniste : l’intelligence ne vaut rien sans l’amour
Face à l’accusation de cynisme et de vanité portée par Nemur qui ne supporte pas de voir sa créature lui échapper, Charlie lui oppose un discours profondément humaniste. Alors que Nemur trouve que Charlie est devenu « arrogant, égocentrique, antisocial » (p. 202), Charlie défend son humanité et explique à l’assemblée réunie dans le salon de Mrs Nemur que l’intelligence ne vaut rien sans l’amour. Pour délivrer son message, Charlie adopte la forme du sermon, ce qui permet d’identifier son récit à un roman d’apprentissage. Il réinvestit ensuite un enseignement fondamental de l’humanisme.
Le discours de Charlie apparaît comme « un sermon » (ligne 8). Du latin sermo qui signifie « discours », le sermon est une prédication faite au cours d’une messe ou d’une cérémonie religieuse. Or une prédication à l’origine est un message évangélique, c’est-à-dire le message qui apporte la bonne nouvelle de Jésus-Christ : cette bonne nouvelle consiste à encourager les êtres humains à s’aimer. La prédication est donc un discours qui rappelle que l’amour est un devoir. Or c’est justement ce que fait Charlie. Tout le message de Charlie tourne autour du devoir d’amour. Son sermon apparaît également comme le résultat de son itinéraire, de son expérience et de sa confrontation avec la vie, avec ses amis, avec sa famille après son opération. Une histoire qui met en scène l’apprentissage par un héros de la vie s’appelle un récit initiatique ou roman d’apprentissage. Cette dimension initiatique apparaît dès les premiers mots du discours de Charlie : « j’ai appris ». L’utilisation du présent de vérité générale dans ses répliques prouvent une fois de plus que Charlie utilise les codes de la prédication et du discours évangélique : « signifie », « valent », « est », « chasse », « mène ». Enfin, le message qu’il délivre apparaît comme la révélation d’un enseignement supérieur à la science, même s’il utilise le champ lexical du raisonnement scientifique : « j’ai appris », « je sais », « je vous l’offre sous forme d’hypothèse ». Ce qu’il délivre est une connaissance non pas scientifique, mais morale, qui concerne le rapport de soi aux autres et à la vie.
Et cet enseignement qu’il délivre aux savants apparaît comme un message humaniste. En effet, Charlie établit une hiérarchie entre le savoir et l’amour. L’amour est supérieur à la science. C’est ce qu’il explique dès le début de son sermon, à travers la négation qui accompagne le mot « intelligence » : « l’intelligence seule ne signifie pas grand-chose. » Ensuite, Charlie affirme la nécessité de désacraliser le savoir, à travers une énumération à cadence mineure (il énumère des mots de plus en plus courts pour montrer leurs limites) : « l’intelligence, l’instruction, le savoir ». Cette désacralisation de la science est clairement assumée quand Charlie identifie la science et l’intelligence à « de grandes idoles ». Une idole est un faux dieu. L’intelligence n’a de sens et d’intérêt pour Charlie que si elle est au service de l’amour, comme il le soutient à travers la phrase à la forme passive : « l’intelligence et l’instruction qui ne sont pas tempérées par une chaleur humaine ne valent pas cher. » (lignes 6-7). La dévalorisation de ces idoles que sont l’intelligence et le savoir est soulignée à travers l’utilisation du verbe valoir accompagné des adverbes de négation « ne…pas ». L’amour est mis en valeur grâce au complément d’agent : « par une chaleur humaine ». La revalorisation de l’amour n’aboutit pas pour autant à une disqualification définitive de l’intelligence selon Charlie. Notre héros reconnaît l’importance de l’intelligence : « l’intelligence est l’un des plus grands dons humains ». (ligne 9) L’utilisation du superlatif « l’un des plus grands » et le vocabulaire mélioratif pour désigner l’intelligence (« dons humains ») prouvent que Charlie ne bascule pas dans une vision anti-intellectualiste ou anti-scientifique. Il ne rejette pas l’intelligence et la science. Mais il affirme la nécessité pour la science d’être un auxiliaire de l’amour. La science doit être au service de l’amour et ne saurait remplacer l’amour. Ce qui est dangereux pour Charlie, n’est pas tant la science en elle-même que la disqualification de l’amour au profit de la science : « Mais trop souvent, la recherche du savoir chasse la recherche de l’amour. » (lignes 9-10) La conjonction de coordination « mais » est un connecteur logique d’opposition qui introduit l’antithèse entre la sacralisation de l’intelligence et l’amour. Le complément circonstanciel de temps, « trop souvent », insiste sur le fait que la société a inversé les valeurs dans la vie quotidienne : alors que l’amour est un devoir suprême, on a érigé la science en valeur suprême et c’est cette suprématie de la science qui menace le devoir de s’aimer. Le parallélisme entre « la recherche du savoir » et « la recherche de l’amour » permet de montrer la tension qui existe entre ces deux quêtes. Le verbe « chasse », au centre de la phrase, est le noyau de la phrase, le centre autour duquel pivotent l’amour et la science. Et la disparition de l’amour au profit de la recherche scientifique est d’autant plus dangereuse pour Charlie qu’elle engendre des pathologies mentales, des maladies psychiques, comme « l’écroulement mental et moral », « la névrose » ou « la psychose » (lignes 12-13). La recherche scientifique qui disqualifie l’amour a des conséquences néfastes pour l’individu selon Charlie, d’où l’utilisation d’un champ lexical péjoratif lié à la destruction de soi et des autres : « violence et douleur ». La négation restrictive « ne…qu’ » (ligne 15) qui conclue son raisonnement insiste sur les dangers qui menacent l’individu si celui-ci oublie l’amour. La folie et la dépression guettent quiconque oublie cet enseignement fondamental.
Charlie appuie son raisonnement et son sermon sur son expérience personnelle, puisqu’il a pris conscience que l’utilisation de l’intelligence, la recherche du savoir pour le savoir, n’engendrent que solitude et isolement, la perte de tout contact humain et de toute possibilité d’amitié : « Quand j’étais arriéré, j’avais des tas d’amis ». L’utilisation de la négation dans le paragraphe entre les lignes 16 et 19 est constamment associée à l’amitié. L’expérience de Charlie est la preuve que la sacralisation de l’intelligence et du savoir mène à l’isolement, à la solitude et la perte des amis.
L’évocation nostalgique des amitiés passées et l’opposition entre le passé et le présent va faire ressurgir un fantôme encore présent à l’esprit de Charlie : l’ancien Charlie qui ne cesse de le hanter.
- L’ancien Charlie et le nouveau Charlie « face à face » à travers l’expérience du miroir
Le deuxième mouvement du texte est consacré à la rencontre entre l’ancien Charlie et le nouveau Charlie à travers un miroir.
En effet, c’est l’alcool qui a donné le courage à Charlie d’affirmer ses nouvelles convictions humanistes à l’assemblée réunie dans le salon de Mrs Nemur. Cependant, Charlie sait aussi que l’alcool a tendance à faire revenir l’ancien Charlie. Charlie avait pris conscience de ce problème le 23 juin (p. 160) lorsque Fay lui avait raconté qu’il s’était conduit comme un retardé mental au danceclub sous l’effet de l’alcool. Charlie en avait tiré un enseignement : « Rien, dans notre esprit, ne s’efface jamais vraiment. » (p. 160). Dans notre passage, Charlie va de nouveau être confronté à l’ancien Charlie.
Au courage procuré par l’alcool vont succéder la perte de confiance et un sentiment de détresse lié à la difficulté de s’exprimer correctement. L’accumulation des phrases interrogatives exprime cet isolement et cette détresse de Charlie (lignes 25-26) : « Pourquoi me regardez-vous tous comme cela ? Qu’ai-je dit de mal ? Ai-je dit quelque chose de faux ? » Cette perte des capacités se traduit par des sensations : « J’entendais les mots devenir pâteux dans ma bouche ». Charlie a l’impression d’avoir été drogué ou anesthésié par une drogue puissante, comme le révèle la proposition subordonnée comparative : « comme si l’on m’avait fait une piqûre de novocaïne au visage » (lignes 27-28) Charlie perd la maîtrise de soi : « j’avais perdu tout contrôle de moi-même ». C’est cette perte de maîtrise de soi qui va faire revenir l’ancien Charlie. L’auteur met en scène le décalage entre l’intelligence de Charlie et la structure émotionnelle de l’ancien Charlie à travers une hallucination : « j’étais l’autre Charlie, là-bas près du buffet, un verre en main, avec de grands yeux effrayés. » (lignes 30-31). Le lecteur a d’autant plus pitié de Charlie que l’angoisse a pris la place de la confiance en soi.
Cependant Charlie ne va pas se laisser submerger inconsciemment par l’ancien Charlie, comme il en avait fait l’expérience au dance club avec Fay. Charlie va trouver une échappatoire pour se confronter à l’ancien Charlie, en se réfugiant dans les toilettes. La confrontation entre l’ancien et le nouveau Charlie a lieu grâce à l’épreuve du miroir : « C’est alors que je vis Charlie qui me regardait de la glace au-dessus du lavabo. » La structure emphatique : « c’est alors que » traduit la surprise du nouveau Charlie. L’utilisation du champ lexical de la peur permet de traduire les sentiments qui dominent chez Charlie : « inquiète », « apeurés », « bouche bée ». L’emploi d’une phrase injonctive (« Reste-là en face de moi » ligne 52), de verbes de parole (« m’écriai-je » ligne 52), l’accumulation de phrases interrogatives (« Qui es-tu, Charlie ? » ligne 55 ; « Alors, qu’est-ce que tu veux ? » ligne 57) révèlent un sentiment de révolte et de désarroi. Charlie a l’impression de lutter vainement contre lui-même, d’autant plus que l’ancien Charlie demeure silencieux et insaisissable, comme l’indique la proposition négative : « je ne peux pas t’attraper ». Cette phrase dévoile également un sentiment d’impuissance, comme si la quête de soi était une lutte tragique.
Conclusion
Je réponds à la problématique : l’auteur parvient à mettre en scène les déchirements intérieurs de Charlie à travers un double mouvement : un premier mouvement, ascendant et positif, qui fait de Charlie un nouveau prédicateur humaniste, prônant l’amour sans rejeter l’intelligence ; et un deuxième mouvement, descendant et négatif, au cours duquel le nouveau Charlie est confronté à l’ancien Charlie à travers l’épreuve du miroir, mais cette épreuve aboutit à une quête sans résultat. Tout porte à croire que Charlie demeure un mystère à lui-même, et que sa quête de soi demeurera une lutte tragique.
Je propose une ouverture : en développant un discours qui rappelle que l’intelligence sans l’amour ne vaut rien, le narrateur réinvestit un principe fondamental de l’humanisme, tel qu’on peut le lire par exemple chez Rabelais, dans la lettre de Gargantua extraite du Pantagruel, roman paru en 1532 : dans ce texte, l’auteur affirme que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » : autrement dit, comme l’explique Charlie, cela signifie que l’intelligence sans l’amour ne vaut rien et mène à la folie et à la destruction. Tout le mérite de Daniel Keyes est d’avoir su retrouver ce message humaniste à travers son roman initiatique.