Le Silence de la mer : une étrange apparition (seconde 13)
SEQUENCE 5 : LE SILENCE DE LA MER DE VERCORS
Séance 2 : mardi 10 mars 2020
TEXTE 2 : l'apparition surnaturelle de l'officier allemand (chapitre II)
Problématique : comment l’auteur met-il en scène la première apparition de l’officier allemand ?
- Un officier qui cherche à séduire
- Une apparition surnaturelle, d’abord auditive puis visuelle
- la perspective narrative adoptée par Vercors implique un centre d'orientation unique
- l'oncle est à la fois le narrateur et le principal observateur, source de toutes les perceptions et de toutes les descriptions
- point de vue interne
- l'histoire est filtrée par tous les sens du narrateur
- parce que le point de vue est interne, il y a nécessairement des zones d'ombre
- la première apparition de l’officier est auditive avant d’être visuelle
- elle résonne dans le silence de la nuit
- le silence amplifie l’apparition de l’officier
- l'officier est d'abord identifié par le bruit de ses pas, avant même que le narrateur n'aperçoive sa silhouette la toute première fois : « Nous entendîmes marcher, le bruit des talons sur le carreau. » (p. 21)
- ce sont encore les pas qui signalent le départ de l'officier à la fin du même chapitre : « les pas de l'Allemand résonnèrent dans le couloir, alternativement forts et faibles » (p. 23)
- cette perception sonore est le résultat d'un choix narratif
- le point de vue est interne et comme le narrateur est toujours dans le « fumoir » avec sa nièce, il est normal que l'on entende l'officier avant de le voir
- cela permet de créer un certain suspense, de maintenir une tension et de rappeler la présence de l'occupant même quand il n'est plus visible
- ce bruit de pas est un leitmotiv qui établit une relation particulière avec le silence ambiant
- le bruit de pas permet de souligner le silence par un effet de contraste
- en attachant l'officier au bruit des pas, le narrateur établit un lien entre l'Allemand et l'agitation liée à la guerre
- registre fantastique : la scène se passe en novembre, donc en automne, la saison où la nature commence à mourir
- transition entre l'été et l'hiver, entre la vie et la mort
- la première apparition de l'officier semble fantastique : « l'immense silhouette », «immense », « très mince », « en levant le bras il eût touché les solives », « ses hanches et ses épaules étroites étaient impressionnantes »
- le personnage Werner von Ebrennac apparaît comme une créature tellement imposante qu'elle semble occuper tout l'espace, comme un fantôme aux contours flous
- c'est une apparition surnaturelle, fantomatique, dans la mesure où les vêtements sont décrits avant le visage et le corps, comme si l'être n'avait pas de visage : « la casquette plate, l'imperméable jeté sur les épaules comme une cape »
- la comparaison de l'imperméable à la cape renforce l'idée d'une apparition surnaturelle, comme si l'être qui apparaissait venait d'une autre époque, à l'image d'un fantôme
- la dimension fantastique est soulignée par l'évocation du silence : « Il sembla mesurer le silence. »
- Le silence dans la nouvelle est d'abord ce qui accompagne l'occupant, il contribue à la mise en place d'un climat fantastique : « le dernier mot, prononcé en traînant, tomba dans le silence. »
- la communication est difficile voire impossible avant même que les personnages français ne décident de garder le silence
- la dimension étrange et surnaturelle du personnage apparaît également à travers le portrait qui insiste sur son immensité et sur l'obscurité qui voile son regard : « On ne voyait pas les yeux, que cachait l'ombre portée de l'arcade. », « il était si grand qu'il devait se courber un peu »
- le deuxième chapitre ne lève le voile que progressivement sur l'arrivée et l'identité de l'officier
- la première phrase désigne l'officier à l'aide du pronom indéfini « on »
- ensuite on n'aperçoit que sa silhouette, son manteau, sa casquette
- le lecteur est mis dans une situation d'attente avant de découvrir l'identité de l'officier allemand, son nom et son visage
- la présentation met d'abord en avant la tenue du soldat et son uniforme
cette précision rappelle tout le déploiement militaire qui a précédé et qui a été évoqué dès le premier paragraphe du premier chapitre
- Un personnage claudiquant
- l'officier ne peut faire silence
- en rattachant l'officier au bruit, cela permet de montrer qu'il est l'élément perturbateur dans l'ordre des choses
-
- le bruit de pas de l'officier a un caractère particulier : « alternativement forts et faibles »
- en effet cela est dû à la jambe raide de l'officier
- ce détail permet de construire un récit vraisemblable : malgré sa jeunesse, l'officier n'est pas en service actif à cause de cette infirmité
- rien n'est dit de cette claudication, ce qui permet de susciter des interrogations chez le lecteur : on peut alors formuler l'hypothèse selon laquelle cette claudication est due à la violence de la guerre
- il est fort possible que Vercors réinvestisse ici le motif mythologique et biblique de la claudication
- en effet la claudication est chargée de symboles dans la mythologie grecque ainsi que dans l'Ancien Testament
- ainsi le déséquilibre dans la marche : un trait commun aux trois générations de la lignée des Labdacides
- Labdacos : boiteux, celui qui n'a pas les deux jambes pareilles (elles n'ont pas la même taille ni la même force)
- Laïos (le père d'Oedipe) : celui qui est gauche, dissymétrique
- Œdipe : celui qui a le pied enflé
- la boiterie est la marque de la faute initiale de Labdacos (il aurait trahi les lois de l'hospitalité)
- cette boiterie, marque la faute initiale, est reportée sur les autres générations et implique leur destin tragique
- le défaut dans la marche singularise le personnage et le place du côté des êtres anormaux, des monstres
- Œdipe notamment est celui qui ne voit pas l'enchaînement de destin : confronté à l'horreur de la vérité mise en lumière, il se crève les yeux
- quant à Jacob, dans l'Ancien Testament, son nom signifie « qui tient le talon »
- Jacob est né en tenant le talon de son frère aîné (et jumeau) Esaü
- il achète auprès de son frère aîné le droit d'aînesse contre un plat de lentilles (or le droit d'aînesse confère la totalité ou la majorité des biens d'un foyer au premier-né) : or Vercors utilise le même langage quand il fait parler les nazis évoquant leur projet : « Nous échangeons leur âme contre un plat de lentilles ! » (p. 57)
- en revenant de Mésopotamie, où il avait fui la colère de son frère, il lutte contre un inconnu toute une nuit (Genèse 32, 25-31)
- la lutte se termine au matin quand l'inconnu lui donne un coup à la hanche, ce qui le rendra boiteux toute sa vie
- il reconnaît Dieu en son adversaire et il change de nom pour s'appeler Israël : « celui luttant avec Dieu qui montre sa force »
- la claudication de Jacob, c'est le signe de la condition humaine
- la défaillance de la marche est là pour rappeler que l'être humain est infiniment éloigné de la perfection divine
- en étant boiteux, l’officier est rattaché à un héros tragique et à un personnage biblique qui a été l’auteur d’un marché de dupes à l’encontre de son propre frère
- cela nous donne deux indices sur ce personnage de l’officier : il est l’auteur ou le contributeur d’un marché de dupes (qui est la collaboration) et il est fort possible que son destin soit tragique et funeste
- en tous les cas il possède la caractéristique d’un personnage maudit
- La figure du séducteur
- cependant d'autres éléments vont apparaître qui vont chercher à gommer la dimension militaire : d'où l'évocation des sourires et de la révérence : « il salua militairement et se découvrit. Il se tourna vers ma nièce, sourit discrètement en inclinant très légèrement le buste. Puis il me fit face et m'adressa une révérence plus grave. » (p. 21-22)
- le narrateur découvre des caractéristiques du personnage : politesse, retenue, élégance et beauté
- la figure du séducteur veut se substituer à la figure du soldat
- la première parole de l'officier est marquée par la politesse : « L'officier, à la porte, dit : « S'il vous plaît. » » (p. 21)
- au seuil de la nouvelle, comme au seuil de la porte, le premier geste et la première parole affichent la politesse de l'officier
- l'officier adopte dès le début non pas une attitude naturelle, mais construite, calculée, élaborée
- l'officier veut à tout prix montrer qu'il est cultivé, civilisé, le contraire d'un barbare
- il veut montrer qu'il partage les mêmes codes culturels que ses hôtes
- il se présente comme un proche, et non comme un étranger
- il présente de lui une image policée
- dans le deuxième chapitre, les interventions de l'officier sont presque exclusivement encadrées par les marques de politesse
- sa politesse cependant ne semble pas affectée, comme en témoigne son sourire évoqué à plusieurs reprises par le narrateur : « sourit discrètement en inclinant très légèrement le buste » (p. 22)
- les adverbes soulignent les nuances et les subtilités de l'officier, qui semble donc aux antipodes d'un calcul
- l'officier ne semble pas jouer un rôle, il semble sincère : « son sourire était grave et sans nulle trace d'ironie » (p. 22-23)
- la négation dans cette citation rend impossible tout procès d'intention
- l'officier se caractérise donc par sa politesse, par sa civilité
- le narrateur semble convaincu de la sincère politesse de son hôte à la fin du deuxième chapitre : « Dieu merci, il a l'air convenable. » (p. 23)
- la narration obéissant au point de vue interne, le lecteur finit par partager le point de vue du narrateur
- mais la réaction de la nièce est décisive
- La nièce, archétype de la conscience morale qui résiste à la tentation
- Le silence comme envers de la narration
- c'est la réaction de la nièce qui jette un doute sur la politesse de l'officier, puisqu'on observe une antithèse entre le rejet froid de la nièce et la bienveillance du narrateur
- dès lors la croyance du narrateur se fissure à travers le regard de la nièce
- c'est la nièce qui fait prendre conscience que cette politesse n'est qu'une apparence dont il faut se méfier
- le silence de la nièce constitue dès lors l'envers de la narration (de même qu'une pièce de tissu a un envers)
- en tissant une « pièce invisible », le narrateur nous fait comprendre que la nièce voit des choses que les autres ne perçoivent pas
- elle possède le don de lucidité
- alors que l'officier prend un soin tout particulier à montrer une civilité toute française, le silence de la nièce agit comme un révélateur
- la nièce met à jour la contradiction de l'officier, qui veut à tout prix se faire accepter comme un être civilisé, alors qu'il s'est introduit en France par la force des armes
- c'est donc le regard et le silence de la nièce qui permet d'instaurer un doute sur la vérité du comportement de l'officier
- la nièce semble même voir chez l'officier quelque chose que ce dernier ne voit pas, et qu'il découvrira dans le dernier chapitre : sa duplicité à l'égard du régime nazi
- car le souci de politesse de l'officier oblige les hôtes à répondre de manière convenable
- la politesse est un instrument utilisé par l'officier pour se faire accepter, pour civiliser la brutalité du silence et pour policer la brutalité de la guerre
- Une nouvelle Antigone, allégorie de la France qui veut conserver sa dignité
- dès lors résister, c'est ne pas succomber à la séduction, ce que s'efforce de faire la nièce qui joue l'indifférence :
- « Ma nièce avait ouvert la porte et restait silencieuse. Elle avait rabattu la porte sur le mur, elle se tenait elle-même contre le mur, sans rien regarder. » (p. 22)
- cette indifférence permet de ne pas s'abaisser au jeu des apparences
- la nièce est l'allégorie de la conscience morale : dès le début elle sait et elle comprend ce qui est en train de se passer
- elle est aussi la figure de la lucidité morale : elle sait ce que l'officier représente, et que le lecteur va découvrir au fil du récit
- la figure de la nièce est essentielle dans le dispositif mis en place par l'auteur : c'est elle qui fait le lien entre la dernière phrase du premier chapitre et la première phrase du deuxième chapitre
- la conséquence logique de cette conscience morale incarnée est pour la nièce de s'opposer
- la figure de la nièce est indissociable d'une opposition : cette opposition est celle de la conscience morale, qui se traduit par une opposition dans le corps
- résister veut dire conserver sa dignité
- elle conserve sa dignité en conservant le silence
- l'immobilité de la nièce s'oppose aux mouvements de l'officier, à la mobilité de ses sourires et de ses gestes
- l'attitude « raide et droite » de la nièce traduit la droiture de sa conscience morale qui refuse toute compromission avec l'ennemi
- son immobilité ne se réduit donc pas à une pétrification
- elle a peur mais elle n'est pas pétrifiée par l'occupant
- elle sait que l'arrivée de l'officier a bouleversé sa vie
- l'installation de l'officier est le signe de l'effondrement de la France
- la jeune fille tient à conserver sa dignité et à s’opposer à cet effondrement par son silence qui est un silence de refus, de désapprobation, de résistance
- en ce sens la nièce fait penser à Antigone face à Créon qui demeure imperturbable
- La stratégie du rituel : café, couture, silence
- Le silence
- face à ce bouleversement, face à cette rupture, la première manière de résister est d'instaurer une continuité : c'est le silence maintenu et conservé tout au long du récit qui va assurer cette continuité
- Le silence prend corps
- C’est une réalité objective
- Il a un volume et une masse
- Le silence est à la fois le cadre, l’espace et l’enjeu du drame
- Le silence est une substance mesurable et palpable : « Il sembla mesurer le silence. » (p. 21)
« Le silence se prolongeait. Il devenait de plus en plus épais, comme le brouillard du matin. Epais et immobile. L’immobilité de ma nièce, la mienne aussi sans doute, alourdissaient ce silence, le rendaient de plomb. » (p. 22)
- Il y a donc une appréhension concrète du silence
- C’est pourquoi le silence est en quelque sorte un personnage dans l’histoire
- Il a un rôle dans l’histoire
- Le silence constitue le cadre spatial et temporel de l’histoire
- Le silence compose le nœud même de l’intrigue
- Tout s’organise autour du silence
- Le silence traduit la résistance du narrateur et de sa nièce
- Il offre toute la convenance nécessaire car il concentre la tension tout en caractérisant les personnages
- La nièce est « silencieuse » (p. 21)
- le silence ne se réduit pas au refus de parler et à l'absence de dialogue
- le silence est aussi la métaphore du caractère pénible et grave de la situation
- c'est un silence bruissant, un silence de la confrontation
- le silence apparaît ainsi de la part de la nièce et du narrateur comme une forme de dénégation
- L’instauration d’un rituel
- tous les gestes du quotidien, maintenus, conservés, ritualisés, apparaissent comme une forme de dénégation de l'occupation : la scène du café pris quotidiennement encadre le chapitre et se répète tout au long du récit
- les gestes de la nièces obéissent à un rituel : reprise de la tasse, travail de couture
- les gestes de la nièce tissent le fil du quotidien qui avait été bouleversé et rompu par l'Occupation
- le texte souligne les actions dans leur continuité, en opposition à la rupture provoquée par l'Occupation : « continua de boire », « termina la pièce qu'elle avait commencé d'y coudre » (p. 22)
- le silence maintenu et conservé par le narrateur et sa nièce, et la continuité des actions pour surmonter l’épreuve du bouleversement provoqué par la guerre introduit un ralentissement du temps
- dans le second chapitre le temps est évoqué dans toutes ses nuances
- quand la nièce « alla ouvrir la porte », l'action est saisie dans son mouvement, dans la durée de son déplacement
- quand l'officier « frappa », l'action est saisie comme un point qui impulse l'histoire (première phrase du chapitre 2 p. 21)
- au troisième paragraphe l'immobilité de la nièce est évoquée : deux phrases évoquent la même situation : « avait ouvert la porte » et « avait rabattu la porte »
- en revanche les verbes « se tenait » et « restait » prolongent l'action, expriment une action qui n'est pas délimitée dans le temps
- l'action du narrateur est exprimée de telle sorte que la progression est soulignée : « je buvais mon café, à petits coups » : l'action dure et se prolonge
- les actions de l'officier sont relatées au passé simple : « dit ; fit un salut ; entra ; glissa ; salua... »
- oppositions entre les actions successives de l'Allemand et l'écoulement immobile, étiré, appesanti, du temps des Français
- le temps qui s'écoule est celui du silence : « Le silence se prolongeait »
- le verbe « se prolongeait » exprime un processus ininterrompu : on insiste sur la durée infinie du silence
- de nombreux verbes et adverbes contribuent à forger l'idée de pesanteur et de ralentissement du temps : « devenait de plus en plus épais », « alourdissaient », « déposai lentement ma tasse »
- l'opposition entre les passés simples de l'officier et l'imparfait des Français se poursuit tout au long du chapitre 2
- à la fin du chapitre 2, la phrase « Elle reprit sa tasse et continua de boire » donne l'impression d'un retour à la case départ, comme si de rien n'était, comme si temps continuait à être maîtrisé par l'habitude et non bouleversé par l'apparition de l'officier
- la « pièce invisible » que coud la nièce a ici une valeur de métaphore : elle est à l'image du silence, qui rend invisibles les réponses, mais également l'officier
- la nièce tisse le silence qui emprisonne l'officier
- la nièce impose sa manière de retenir le temps pour offrir l'épaisseur et la gravité de sa résistance
- la nièce est une sorte de réinvestissement de la figure mythologique Pénélope : ici la nièce tisse une prison de silence qui rend l'ennemi invisible, qui nie l'existence de l'ennemi pour mieux l'expulser
Conclusion
L’auteur utilise le point de vue interne et le registre fantastique pour mettre en scène la première apparition, surnaturelle et séductrice, de l’officier allemand. Il met également en place dès le deuxième chapitre les principaux éléments de ce qu’il appelle le « drame intime » : un conflit entre la figure tentatrice et séductrice de l’Allemand, imposante et autoritaire, et les hôtes français, qui adoptent la stratégie du silence pour montrer leur opposition et leur résistance, leur absence de résignation. Cette dénégation engendrée par le silence obstiné du narrateur et de la nièce ne fait que contribuer à l’existence fantomatique de l’officier allemand.