"En remontant le fleuve" d'Hubert Félix Thiefaine : commentaire de la Seconde 12
Année scolaire 2018-2019 – Lycée Cassini (Clermont-de-l'Oise)
Niveau seconde - La poésie du XIXe au XX e siècle : du romantisme au surréalisme
Séquence 1 : Victor Hugo, de la révolution cosmique à la révolution politique
Séance 1 : « En remontant le fleuve » d'Hubert Félix Thiefaine (album Stratégie de l'inespoir, 2014)
Objectifs :
reconnaître des motifs romantiques :
la nature sauvage comme reflet d'un paysage intérieur
le lyrisme comme véhicule d'une méditation mélancolique et philosophique
le poète porte-parole de l'humanité
découvrir une œuvre du patrimoine de la chanson française
Commentaire issu de tous les commentaires de la classe. Les parties en italique sont rajoutées par le professeur.
Hubert-Félix Thiéfaine est un auteur-compositeur-interprète français né le 21 juillet 1948 à Dole dans le Jura. Double lauréat aux Victoires de la Musique 2012, il est commandeur de l'ordre des Arts et des Lettres. Sa carrière musicale de quarante ans fait de lui une des figures de la chanson française. Sa culture littéraire, musicale, cinématographique et historique lui permet de jouer avec des références diverses. Comme on va le voir, Thiéfaine n'hésite pas à donner à ses textes une dimension énigmatique. En 2014, il sort un album studio intitulé Stratégie de l'inespoir. La chanson inaugurale de l'album s'intitule « En remontant le fleuve ». C'est un texte lyrique qui décrit le trajet d'une communauté sur un fleuve. La chanson met en évidence les Enfers et la mort, mais, étrangement, elle se rapporte également à la vie. Dans ces conditions, comment l'auteur parvient-il à nous transmettre sa vision de l'Enfer ? Le poème en alexandrin se déploie en deux mouvements : tout d'abord, l'auteur nous décrit un fleuve à l'atmosphère macabre et morbide, en référence au Styx, un des fleuves des Enfers ; puis, nous pouvons remarquer que le fleuve en question est une image, une allégorie qui représente le temps et la vie.
La chanson repose sur une double référence : les contes fantastiques et la géographie d'un fleuve des enfers. Dans ce texte, il y a avant tout un sens littéral. On peut comprendre que l'auteur décrit un fleuve infernal ou aux frontières du réel : « aux frontières du chaos » (vers 16) Tout d'abord, la description du fleuve repose particulièrement sur le registre fantastique. Nous nous apercevons que ce texte ressemble au Horla de Guy de Maupassant, récit fantastique dans lequel a lieu un événement étrange sur la Seine. Ces deux œuvres ont des points communs. Effectivement, d'étranges choses ou créatures sont présentes. Nous pouvons relever dans le texte : « où d'étranges présences invisibles nous guettent et murmurent en silence » (vers 5-6). L'auteur se rattache aux termes d' « invisibles présences » pour évoquer des fantômes : des créatures qui n'existent que dans le monde fantastique. Il y a également dans ce vers une antithèse. En effet, les fantômes « murmurent en silence ». Cette figure de style engendre la peur et accroît notre inquiétude, tout comme le paysage en ruine qui est décrit : « Des moisissures d'épaves aigres et marécageuses » (vers 15). C'est un lieu solitaire et silencieux : « au-delà des clameurs et des foules insipides ». Le décor est lugubre et macabre : « nécropoles », « épaves aigres et marécageuses », « sinistre », « somptueuse noirceur ». C'est un lieu cauchemardesque : les âmes n'ont aucune liberté, elles sont manipulées par les créatures infernales, comme dans un cauchemar où l'on essaie de fuir en vain : « manipulent les rostres de notre inconscient », « nous fuyons les brouillards gris de notre impuissances » D'ailleurs, la scène se passe aux frontières du jour et de la nuit : « les lueurs d'un faux jour qui s'enfuit » (vers 8). La lumière est crépusculaire : « les lueurs d'un faux jour qui s'enfuit », « clarté confuse ». La scène se passe aux frontières : frontières entre la vie et la mort, entre le jour et la nuit, entre la nature et le surnaturel. Nous sommes dans un monde étrange où les opposés se rencontrent et se mélangent, ce qui provoque chez le lecteur de l'hésitation. Enfin, nous voyons qu'une personnification est employée aux vers 3 et 4 : « où la faune et la flore jouent avec les langueurs/De la nuit qui s'étale ivre de sa moiteur ». Elle donne l'impression que la faune et la flore sont humaines, qu'elles sont fatiguées ou bien épuisées. Le chanteur personnifie le paysage. Or cette phrase dévoile une action de la nature qui est impossible, voire irréelle. De ce fait, l'auteur fait appel au surnaturel, afin de provoquer de l'effroi en nous, ceux qui lisent le texte. Cette inquiétude et cette peur nous renvoient alors au registre fantastique. Les sentiments qui dominent sont la peur, la colère, le désespoir et le doute : « l'ultime peur », « en nous voyant pleurer », « nos sanglots stupides », « cruels et lugubres », « sinistre », « furieux », « nos doutes ». Le paysage est en ruines : « épaves », « marbres usés brisés des nécropoles ». On a l'impression d'être dans un cimetière abandonné. Le registre dominant est bien fantastique. Et on peut en déduire que l'on est dans un monde parallèle, un monde étrange où le silence et le bruit se téléscopent, un monde où les opposés se rencontrent et se mélangent. Nous sommes vraiment plongés dans une histoire morbide. L'auteur utilise des mots à connotation sombre et satanique qui nous permet de se projeter directement dans son univers cauchemardesque.
De plus, la description du fleuve fait référence à la mythologie gréco-romaine. En effet, nous pouvons imaginer que l'auteur rejoint le pays des morts et qu'il va subir le jugement dernier. Nous pouvons d'ailleurs assimiler cette œuvre à l'Odyssée d'Homère, épopée qui raconte les aventures d'Ulysse. Dans le chant XI de l'Odyssée, Ulysse et ses compagnons parviennent au royaume d'Hadès pour consulter le devin Tiresias qui sait comment revenir à Ithaque. Or Hadès veut dire « Invisible » en grec, mot que l'on retrouve au vers 6 de la chanson de Thiefaine. On l'appelle le royaume de l'invisible car il est sous terre et que seuls les morts peuvent y accéder. On imagine souvent les Enfers avec un paysage sinistre, morbide, macabre et ténébreux. C'est tout à fait le type de paysage que décrit l'auteur : « lugubre », « brouillard gris », « sinistre », « brume ». De nombreux héros mythologiques ont du descendre en enfer : non seulement Ulysse, mais encore Hercule, Enée, Orphée et Thésée. Nous constatons que le lieu présenté est terrifiant : « marbres usés brisés des nécropoles » (vers 13). En employant ces mots, et notamment le mot « nécropoles », nous comprenons que nous sommes dans un endroit morbide et ténébreux. Ce terme fait allusion à la cité des morts, à un cimetière auquel nous pouvons d'ailleurs rattacher deux fleuves : le Nil en Egypte et le Gange en Inde qui servaient dès l'Antiquité de tombeaux. La chanson fait plusieurs fois référence à la mort. Par exemple : « jusqu'au berceau final » (vers 21) ; « jusqu'à l'extrême arcane » (vers 22). Le mot « arcane » signifie « secret ». Or les Enfers sont un secret pour tous car personne ne sait ce qu'il y a après la mort. Nous observons également que « les dieux s'encanaillent en [les] voyant pleurer » (vers 24). Les dieux évoqués par le chanteur ressemblent à ceux de la mythologie gréco-romaine, qui sont arrogants, tout comme les « stryges », ces créatures infernales et vampiriques qui sont présentes dans le texte. Les « stryges » sont des démons qui poussent des cris perçants. Elles apparaissaient dans l'Antiquité, dans la croyance romaine. On constate que les dieux évoqués sont méchants, cruels, égoïstes, comme dans la mythologie gréco-romaine. On remarque une sorte de supériorité des dieux envers les humains. Le paysage est brumeux (« brumes » au vers 14) et l'odeur est « sulfureuse » (vers 14), en référence au soufre, qui est l'odeur souterraine des Enfers. Nous pouvons ainsi nous demander si le fleuve dont il est question dans le poème ne serait pas en fait le Styx, un des cinq fleuves qui se situe au pays des morts, et que nous ne pouvons traverser que mort, et non vivant, grâce à Charon, un vieillard à la mine patibulaire, qui est évoqué à travers l'expression « nautoniers des brumes ». Or, dans le Styx, nous subissons peurs et supplices. On retrouve aussi l'Achéron, le fleuve de la peur : « jusqu'à l'ultime peur » (vers 22). On pense aussi au Coccyte, le fleuve des larmes : « sanglots ». Et le Phlégéton est peut-être le pire de tous, car c'est le fleuve des flammes, des brûlures, des souffrances : « nos âmes en souffrance » (vers 35). Tout cela nous fait penser que ce sont des âmes qui vont au royaume des morts. D'où une ambiance inquiétante.
Mais ce texte a aussi un sens allégorique si on va chercher plus loin. En essayant de décrypter les phrases, nous pouvons ressentir que l'auteur cherche à raconter autre chose qu'un récit fantastique ou mythologique. L'hésitation nous fait cependant voyager à travers le texte, et nous nous demandons si le fleuve en question ne serait pas une image qui symbolise la vie, et qui représente le temps. Le fleuve est une métaphore de la vie. Aussi le fleuve n'a pas de position exacte. Ce n'est pas un fleuve qui existe réellement comme le Nil ou le Gange, ni le fleuve des Enfers, mais un moyen de nous faire comprendre que le chanteur traverse des épreuves difficiles, comme le prouve par exemple le vers suivant : « Au-delà des remous, de nos sanglots stupides » (vers 29). Le chanteur nous livre ses sentiments et nous explique qu'il a de la peine et du chagrin. Il précise que le voyage qu'il accomplit l'amène « au-delà de nos désirs avides » (vers 20). Peut-être Thiefaine retourne-t-il dans le passé afin de faire un bilan de ce qu'il a vécu tout au long de sa vie. Ces « aveux » correspondraient aux choses qu'il admet avoir faites. L'auteur indique qu'il ira même « jusqu'à l'extrême arcane » (vers 22), c'est-à-dire qu'il va repenser à ses plus grands secrets. C'est donc à travers cette image qu'il repense à son existence humaine. Le texte a une forme progressive. Au fur et à mesure, le poète remonte de plus en plus loin. La troisième strophe évoque la naissance (« berceau », « stryges » qui s'attaquent aux enfants). Dans la dernière strophe le poète va encore plus loin et il se retrouve face à lui-même : « où de furieux miroirs […] la somptueuse noirceur de nos âmes en souffrance. » Plus nous évoluons dans le texte et avançons dans ce voyage, plus l'auteur se livre à nous, grâce au champ lexical des sentiments : « peur », « pleurer », « sanglots », « doutes ». Il se sent mal : « nos âmes en souffrance » (vers 35). Il décrit sa vie comme un amas de souffrance et de peur. Tout se passe comme si l'auteur cheminait en lui-même, à travers ses sentiments. Ce fleuve n'est autre qu'une vision de sa vie, de ses peurs et de son esprit. Durant tout le poème, l'auteur nous fait ressentir de la peur (« lugubre »), de la colère (« impuissance ») et de la souffrance (« sanglots », « souffrance »). Mais grâce à de petits indices, on comprend que ce n'est pas un vrai fleuve géographique, mais que c'est un fleuve qui symbolise la vie, le parcours de notre existence humaine. Le vers 32 : « vers les feux de nos doutes jusqu'au dernier mensonge » montre que le poète fouille dans ses pensées. Le vers 17 : « vers la clarté confuse de notre ultime écho » signifie qu'on cherche la petite lumière en nous, mais qu'elle est « confuse », donc difficile à trouver. Ces petits indices nous permettent de nous éloigner du sens littéral. L'auteur nous aide à entrer dans le sens allégorique du poème.
Ainsi, ce voyage n'est pas qu'un simple retour en arrière. Le fleuve décrit n'est pas extérieur mais intérieur. C'est un périple intérieur dans lequel l'auteur affronte ses démons. « En remontant le fleuve », il part affronter ses angoisses et ses doutes. Il va « jusqu'à l'ultime peur » (vers 22), afin d'y combattre les princes des ténèbres qui le hantent, ce qui lui permettra d'aller mieux. Il part aux sources du mal, en Enfer, dans son enfer personnel, car il en est prisonnier. Cela nous ramène à l'histoire d'Hercule qui était prisonnier de son cousin Eurysthée. Son cousin lui avait ordonné de ramener le chien Cerbère, gardien des Enfers, non pas mort, mais bel et bien vivant. Hercule devait aller affronter le mal en Enfer pour se libérer. De même, la chanson semble nous apprendre que chacun part combattre l'obscurité, où le mal règne, afin de briser les chaînes et « les brouillards gris de notre impuissance » (vers 31) et de se diriger « vers la clarté confuse » (vers 17) synonyme de libération intérieure. L'auteur veut se libérer des « ombres englouties » au fond de lui. « En remontant le fleuve », cela veut donc dire revenir en arrière, faire le point sur sa vie, affronter ses peurs et ses doutes. Mais cela veut surtout dire de trouver des réponses sur soi et sur sa vie. C'est pourquoi l'auteur nous dévoile sa peur, sa colère, sa souffrance, l'impuissance, la tristesse et la fatigue.
Par conséquent, encore plus qu'une métaphore de la vie, l'image du fleuve permet d'aborder la condition humaine. Le poète, étant porte-parole de l'humanité à travers cette œuvre, comme le prouve l'utilisation abondante du pronom personnel « nous » et de l'adjectif possessif « nos », nous fait part d'une étonnante « stratégie » : la « stratégie » dite de « l'inespoir ». Cette dernière a été inspirée d'un poème de Verlaine intitulé « Mes hôpitaux ». Ce mot a été inventé. C'est ce que l'on appelle un néologisme. Celui-ci exprime l'absence de désespoir, mais également l'absence d'espoir. C'est en fait voir les choses de manière neutre, avec une certaine distance. Face à une épreuve, il ne faut pas penser que c'est gagné ou perdu d'avance. Il faut se lancer pour se faire une idée et ne pas avoir de regret. On parle dans ce cas de lucidité. Lucidité dont sont dépourvus en général les héros des récits fantastiques, comme dans La Morte, nouvelle de Maupassant dans laquelle le personnage principal n'a pas su faire preuve d' « inespoir » et a fini par être fortement déçu. Le poète parle ainsi au nom de tous les hommes et cherche à éveiller les consciences. Nous avons tous des démons personnels qui nous hantent. Chaque personne a des démons personnels qui restent gravés dans la mémoire : « manipulent les rostres de notre inconscient » (vers 26) Pour Hubert-Félix Thiefaine, le but est que chacun se réveille pour que l'on comprenne qu'il ne faut pas se laisser abattre par ses peurs et ses doutes, mais qu'il faut faire preuve de courage pour s'en sortir et évoluer dans la vie. Il nous invite à sortir de notre zone de confort, et à affronter nos démons. Cela demande de faire un travail sur soi. Ainsi on a l'impression que parfois le poète évoque les défauts présents chez les humains : « nos désirs avides », « notre impuissance », « nos sanglots ». L'énumération de tous ces défauts est accentuée au fur et à mesure de la chanson. On observe une gradation. Il s'agit aussi d'affronter ce qui nous affaiblit (« nos sanglots stupides » : comme s'il n'y a vait pas de raison de pleurer, ou comme si ces larmes étaient le signe d'une faiblesse ou d'une fragilité dont il faudrait prendre conscience pour s'en libérer), ce qui nous terrorise (« jusqu'à l'ultime peur ») et ce qui nous dégoûte (« au bout des répugnances »). Il s'agit de percer le secret de notre identité personnelle pour pouvoir enfin répondre à la question suivante : qui suis-je, moi qui suis ? C'est une invitation à ne pas se fuir soi-même mais à explorer ce qu'il y a au plus profond de nous. C'est un voyage qui doit nous emmener le plus loin possible, comme le soulignent l'anaphore « au-delà », l'anaphore « jusqu'à » et le refrain « en remontant le fleuve » qui structurent la chanson.
Au terme de cette analyse, l'auteur parvient à fusionner les deux sens, littéral et allégorique, du texte, grâce à des procédés précis. Il y a en effet tout d'abord le sens littéral du texte, qui est le premier sens, celui qui nous semble évident, le sens obvie. Pour cela, l'auteur se rattache à un registre fantastique pour décrire le fleuve lugubre, mais aussi au vocabulaire de la mythologie gréco-romaine. Et ce premier sens, celui des âmes qui vont au royaume des morts, nous rappelle l'histoire d'Orphée, telle qu'elle est racontée par le poète latin Ovide dans le chant X des Métamorphoses. Orphée est un poète descendu aux Enfers dans le but de récupérer sa bien-aimée Eurydice. Malheureusement, Orphée n'est pas parvenu à ramener sa femme au pays des vivants, car il s'est retourné trop tôt, il n'est pas allé jusqu'au bout de son périple. Dans les chansons qu'il chantait accompagné de sa lyre, il racontait sa peine et décrivait ses sentiments. Ce qui a donné naissance au lyrisme, tout comme cette chanson où Hubert-Félix Thiefaine nous chante sa tristesse. Le deuxième sens du texte est le sens allégorique, celui qui nous fait réfléchir sur la réelle signification des mots, ce qu'ils symbolisent vraiment. Pour cela, l'auteur a décidé de nous partager le récit de son voyage intérieur, où le fleuve représente la vie. Il tire profit du sens allégorique pour nous faire comprendre qu'il est nécessaire d'affronter le mal qui nous hante pour s'en libérer. Aussi, cette chanson nous renvoie au poème « Les voiles » d'Alphonse de Lamartine, puisqu'il compte deux sens également: le premier nous décrit un voyage en mer, et le second laisse paraître les états d'âme de l'auteur. La remontée d'un fleuve est souvent le prétexte ou l'allégorie d'une remontée en soi où on affronte ses démons. On voit également cette dimension allégorique du fleuve dans Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, adapté au cinéma par Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now. On peut aussi comparer ce texte à la série Stranger Things, où il y a un monde parallèle, et où les monstres sont en quelque sorte à l'intérieur des personnages. Enfin, dans Face au Styx, roman publié en 2017, l'écrivain Dimitri Bortnikov use également de l'image du fleuve des Enfers pour imaginer un dialogue entre les vivants et les morts, entre le monde actuel et celui des légendes.