En remontant le fleuve d'Hubert Félix Thiefaine avec la Seconde 16
Année scolaire 2018-2019 – Lycée Cassini de Clermont de l'Oise
Niveau seconde – La poésie du XIXe au XX e siècle : du romantisme au surréalisme
Séquence 1 : Victor Hugo, de la révolution cosmique à la révolution politique
Séance 1 : « En remontant le fleuve » d'Hubert Félix Thiefaine (album Stratégie de l'inespoir, 2014)
Objectifs :
reconnaître des motifs romantiques :
la nature sauvage comme reflet d'un paysage intérieur
le lyrisme comme véhicule d'une méditation mélancolique et philosophique
le poète porte-parole de l'humanité
découvrir une œuvre du patrimoine de la chanson française
Commentaire issu de tous les commentaires de la classe. Les parties en italique sont rajoutées par le professeur.
Hubert Félix Thiefaine est un auteur compositeur interprète français, né le 21 juillet 1948 à Dole, dans le Jura. L'une de ses chansons les plus connues est « La fille du coupeur de joints ». Sa culture littéraire, musicale, cinématographique et historique lui permet de jouer avec des références diverses. Comme on va le voir, Thiefaine n'hésite pas à donner à ses textes une dimension énigmatique. Le texte ici s'intitule « En remontant le fleuve ». Il est extrait de l'album qui s'intitule Stratégie de l'inespoir, dix-septième album studio du chanteur, co-réalisé avec son fils Lucas Thiefaine. Cet album est sorti le 24 novembre 2014. Ce texte est une chanson, un poème écrit en alexandrins avec des rimes suivies. Il raconte la route vers les enfers, pour finalement nous faire comprendre ce qu'a été la route suivie par l'auteur vers ses propres démons intérieurs. Ainsi « En remontant le fleuve » est un texte qui possède une double lecture : en effet, il y a l'approche littérale du texte, et le sens implicite et allégorique évoquant une descente aux Enfers. Dès lors, une question se pose : comment l'auteur passe-t-il des Enfers à son enfer personnel ? Pour répondre à cette question, nous allons aborder la description des Enfers par son aspect mythologique et fantastique. Puis nous nous pencherons sur la psyché de l'auteur. Cette chanson se déploie donc en deux mouvements : tout d'abord on lit une description d'un fleuve des enfers avec des références mythologiques et la présence d'un registre fantastique. Puis on voit le voyage dans les enfers personnels avec la présence d'émotions à la fin et une remise en question du poète.
Tout d'abord, si on fait une interprétation littérale de ce texte, on comprend que l'auteur décrit un des fleuves des Enfers, le royaume d'Hadès. En effet, le voyage des morts est très sombre et très difficile. Dans la mythologie grecque, les Enfers sont le Royaume des Morts, gouverné par Hadès. Les âmes doivent traverser l'un des cinq fleuves de ce royaume, le Styx, qui est le fleuve des douleurs, pour accéder aux Enfers. Pour ce faire, ils voyagent sur la barque du passeur : Charon, un vieillard antipathique à la mine patibulaire qu'il faut payer, et dont on retrouve la trace dans le texte : « nautonniers des brumes ». Dans le cas contraire, les morts sont condamnés à errer un siècle sur les berges du Styx. Mais nous pouvons croire aussi que le poète évoque les cinq fleuves des Enfers : le fleuve du Coccyte, là où on pleure, où on se lamente, comme le montre le vers suivant : « en nous voyant pleurer » ; le Phlégéton est également représenté dans le texte avec le vers suivant : « vers les feux de nos doutes ». Le fleuve du Phlégéton est le fleuve des brûlures. Nous avons aussi le fleuve des douleurs et des horreurs qui est l'Achéron, comme le suggère le vers suivant : « jusqu'à l'ultime peur ». Un parallèle peut être fait avec le texte : « En remontant le fleuve où d'étranges présences/Invisibles nous guettent et murmurent en silence » (vers 5-6). Hubert Félix Thiefaine utilise le mot « invisibles », dans le sixième vers. Ce mot fait penser aux Enfers de la mythologie grecque car Hadès, le Dieu des Enfers, disparaît sous un casque qui le rend invisible. Nous pouvons noter dans le texte des références aux Dieux : « Où les Dieux s'encanaillent en nous voyant pleurer ». Ce vers permet de dévoiler une dimension fondamentale des divinités païennes : leur cruauté et leur indifférence au sort des mortels. Le chanteur évoque un certain plaisir des Dieux à nous voir souffrir. Le paysage est brumeux (« des brumes ») et macabre.
Par ailleurs, pour nous faire ressentir l'atmosphère d'un fleuve des Enfers, l'auteur utilise le registre fantastique. Le registre fantastique est un genre littéraire faisant hésiter le lecteur entre le réel et l'imaginaire, entre le naturel et le surnaturel. Le texte abonde de références de ce genre, ce qui accentue le côté terrifiant du récit. De nombreux éléments font penser à une histoire d'horreur : « nécropoles », « lugubres », « stryges », « chaos », « moisissures ». Avec ces mots, le texte dégage une ambiance sombre car le paysage décrit par l'auteur est morbide et effrayant. Les paysages décrits sont des ruines : « marbres usés brisés » (vers 13). L'ambiance est sombre et inquiétante. De plus, il nous fait parvenir ce qu'il sent avec l'odorat : « odeur sulfureuse ». C'est l'odeur des Enfers. Dans ce texte, les morts ont la parole et décrivent leur périple : « nos corps épuisés » (vers 12), « nos âmes aux frontières du chaos » (vers 16), « nos désirs avides » (vers 20). Les morts décrivent ce qu'ils voient et ce qu'ils ressentent : « nos désirs », « nos âmes en souffrance », « sales et fatigués ». Le poète évoque également les fantômes : « d'étranges présences », « invisibles nous guettent et murmurent en silence », « les ombres englouties », « nécropoles ». Toutes ces expressions révèlent un cimetière hanté. L'auteur utilise de plus une double personnification de la faune, de la flore et de la nuit, ce qui transmet une vision allégorique de ces éléments qui deviennent des personnages à part entière : « Où la faune et la flore jouent avec les langueurs/De la nuit qui s'étale ivre de sa moiteur » (vers 3 et 4). Cela participe au climat angoissant dégagé par la chanson. Tout se passe comme si la nuit était vivante et exprimait une mélancolie douce et rêveuse. On évoque aussi « les stryges », démons mi-femme, mi-oiseaux : « Où les stryges en colère au sourire arrogant ». On peut les considérer comme des équivalents mythologiques des vampires, héros récurrents de la littérature fantastique. Or selon le plan des Enfers imaginé par Virgile, poète latin du Ier siècle avant Jésus-Christ, le Coccyte ne serait pas loin de l'endroit où reposent les nouveaux-nés dont se nourrissent les Stryges. Ce voyage en Enfer est inquiétant, effrayant, voire angoissant, puisque l'Enfer est impitoyable, hostile et macabre, comme on peut le lire dans les vers 30 et 33 : « Où cruels et lugubures au bout des répugnances », grâce au champ lexical de la souffrance. Ces mots sont intéressants car ils font partie du champ lexical de l'épouvante lorsqu'ils évoquent les odeurs angoissantes et les lieux lugubres. Grâce à tous ces éléments, Thiefaine arrive à nous plonger au cœur des Enfers.
La Barque de Dante ou Dante et Virgile aux enfers est un des premiers tableaux d'Eugène Delacroix, daté de 1822. Musée du Louvre, Paris, France.
On peut ensuite faire une interprétation allégorique de ce texte, qui peut être vu comme le récit d'un voyage dans les Enfers personnels. Le fleuve peut alors être une allégorie de la vie et du cheminement de chaque homme sur sa destinée. En effet, le texte se caractérise aussi, étrangement, par des petites touches lyriques. Le chanteur se confie à travers son texte. On retrouve des expressions intimes et des émotions profondes comme la mélancolie, la nostalgie et le désir. Aussi, pour comprendre le second sens du texte, il faut faire un effort d'interprétation car il est implicite. L'auteur de ce texte fait un voyage dans ses émotions. Thiefaine se décrit souvent lui-même comme un marginal. Ses thèmes de prédilection se rapportent régulièrement à la folie, aux addictions et à la mort. C'est un homme torturé, longtemps victime de ses propres démons. Ainsi, dans « En remontant le fleuve », le chanteur confie ses sentiments profonds à travers le champ lexical des émotions comme la mélancolie : « la langueur » (vers 3) ; le chagrin : « en nous voyant pleurer » (vers 24), « nos sanglots stupides » (vers 29) ; la fureur : « en colère » (vers 25). Il est à noter que les émotions décrites sont toutes négatives, accentuées par l'allitération en « r » du vers 25, marquant une agressivité notoire. Elles nous renseignent sur l'état d'esprit de l'auteur, sur sa déprime. L'auteur semble être tiraillé par ses émotions : « nos corps épuisés » (vers 12), « l'ultime peur » (vers 22), « nos sanglots stupides, où cruels et lugubres » (vers 29-30). Tous ces sentiments sont négatifs. On a l'impression que l'auteur fait un cauchemar chargé d'émotions profondes et de sentiments intimes.
Ainsi le texte est ambigu car il peut être interprété de deux manières : le fleuve de la vie, menant à la mort, libératrice, car paisible : « En remontant le fleuve au-delà des rapides / Au-delà des clameurs et des foules insipides (vers 10 et 11) ; « jusqu'au berceau final sous les vanilles en fleurs » (vers 21), ou menant à la mort crainte et redoutée : « Jusqu'à l'extrême arcane jusqu'à l'ultime peur » (vers 22). Thiefaine a peur de la mort, mais paradoxalement a aussi peur de vivre. Ces sentiments contradictoires démontrent la complexité de sa psyché, comme il l'évoque lui-même : « dans la complexité sinistre de nos songes » (vers 33). L'ambivalence de l'auteur vis-à-vis de l'existence l'amène à se questionner. Il voyage sur le fleuve, comme il voyage dans son esprit, en quête de réponses. Le mouvement est suggéré par la cadence du texte, amplifiée par l'anaphore : « En remontant le fleuve au-delà des rapides ». Le poète utilise aussi l'anaphore « jusqu'à », l'accumulation et la gradation dans les vers 21 et 22 pour insister sur les lieux psychiques où ils se rendent : « jusqu'au berceau final », « jusqu'à l'extrême arcane », « jusqu'à l'ultime peur ». C'est une invitation au voyage intérieur. Le but de ce voyage initiatique est d'affronter ses propres démons et de trouver la vérité. Cette entreprise n'est pas propre au chanteur, qui en tant que poète se pose en porte-parole du genre humain et s'exprime en son nom, comme le prouve l'utilisation abondante du pronom personnel « nous » et de l'adjectif possessif « nos ». Ces mots sont intéressants car grâce au déterminant possessif « nos », nous comprenons que le chanteur n'est pas seul, il parle au nom des vivants et des morts. Les morts se confessent : « au-delà des aveux de nos désirs avides » (vers 20), ils disent la vérité, font une confidence et parlent au présent : « ressemblent » (vers 13), « nous conduisons » (vers 16). L'action se passe, nous avons l'impression d'être avec eux. Le texte est sombre, la peur domine, tous les démons sont en nous : « manipulent les rostres de notre inconscient » (vers 26). Le texte prouve que descendre aux Enfers permet de se découvrir et de se rencontrer. En effet, les monstres sont à l'intérieur de nous, de « notre inconscient », dans notre réservoir de pulsions, de désirs secrets qui sont enfouis au plus profond de nous.
Nonobstant la peur et la souffrance, le chanteur montre qu'il faut accepter de descendre dans nos enfers pour en sortir, à l'image des héros grecs comme Ulysse dans l'Odyssée d'Homère, Enée dans l'Enéide de Virgile ou Orphée dans le Livre X des Métamorphoses d'Ovide, qui y sont descendus pour en sortir. Certes, dans la dernière strophe, des vers 28 à 36, nous retrouvons le champ lexical de la souffrance : « sanglots stupides » (vers 29), « cruel » (vers 30), « impuissance » (vers 31), « doutes » (vers 32), « mensonges » (vers 32), « furieux » (vers 34), « noirceur » (vers 35), « souffrance » (vers 35). Le vers « En remontant le fleuve » (vers 9, 18, 27 et 36) change de sens au fil du texte. Au vers 9, il s'agit simplement de remonter un fleuve. Aux vers 18 et 27, il s'agit de remonter le fleuve des Enfers, et au vers 36, il est question de remonter notre fleuve intérieur. Nous pouvons alors penser que dans ce texte, ce n'est pas un voyage extérieur et mythologique qui est décrit, mais un voyage intérieur et spirituel. Cependant le cheminement est nécessaire, et peut-être que l'espoir existe : « Vers la clarté confuse » (vers 17). Le texte est plutôt sombre en raison de la peur qui domine, mais l'auteur ajoute une touche de lumière afin de sortir de ses Enfers. On descend dans les ténèbres pour chercher la lumière. L'objectif est d'atteindre le bonheur et le paradis illustrés dans le texte par l'oxymore « berceau final sous les vanilles en fleurs ». Ce rapprochement de deux termes opposés évoque le trouble qui existe en chaque homme, toujours torturé entre ses « désirs » (vers 20) et son « impuissance » (vers 32), ses « aveux » (vers 20) et ses « mensonges » (vers 32). Nos âmes sont « aux frontières du chaos » (vers 16), « en souffrance » (vers 35), mais cette « complexité sinistre » (vers 35) est aussi une « somptueuse noirceur » (vers 35). L'homme se remet toujours en question entre Enfer et lumière, balloté par les tourments de la vie : « où de furieux miroirs nous balancent en cadence » (vers 34). Il va au-delà de tout, au-delà des larmes, des mensonges et des doutes. Ce texte plutôt sombre est une recherche de lumière. Pour pouvoir aller vers la lumière, il faut surpasser la peur, la souffrance, les larmes, les mensonges. Il faut faire un point sur soi-même et avancer. C'est pour cela que je pense que pour l'auteur, chanter cette chanson est un exutoire. Thiefaine incite ses auditeurs à le suivre dans ses interrogations, mais laisse chacun tirer ses conclusions personnelles. L'interprétation est libre, en fonction de la personnalité, du passé ou de l'état émotionnel du lecteur. Il s'agit d'une remise en question universelle, mais aussi une ode à la vie, ou du moins, à la manière de l'approcher.
Au terme de ce parcours, nous avons démontré que l'auteur utilisait un double sens de lecture. En effet, la lecture la plus évidente utilise le symbolisme mythologique des Enfers et traduit un voyage au sens littéral. Cependant, en poussant l'analyse, il s'avère qu'un sens plus subtil existe, un sens plus intime lié aux démons intérieurs et à l'enfer personnel de l'auteur. L'auteur associe son propre enfer aux Enfers mythologiques, grâce à l'allégorie. Le fantastique, le lyrique et le champ lexical de la souffrance permettent de comprendre que la vie peut faire peur, et peut être compliquée et obscure. Nous avons ainsi évoqué l'universalité de son propos car tout individu a ses propres démons, et peut se retrouver dans cette quête pour la paix de l'esprit. L'important dans cette démarche est dans la quête, dans le voyage, car l'aboutissement peut être négatif ou positif, suivant les bagages embarqués. Les thèmes privilégiés de Hubert Félix Thiefaine sont la folie, la mort et l'addiction, ce qui correspond à ses propres bagages. Son parcours, son œuvre et ses démons ne sont pas sans m'évoquer un autre artiste de sa génération, Stephen King. Cet auteur a lui aussi plusieurs niveaux de lecture. Il passe pour être un maître du fantastique et de l'horreur, mais le résumer à cela est une erreur. Il a sa propre connaissance des descentes aux Enfers, car il a longtemps combattu les mêmes démons que Thiefaine, c'est-à-dire les drogues et l'alcool. Dans ses œuvres avec lesquelles nous pouvons établir un parallèle à « En remontant le fleuve », nous pouvons citer Shinning, où le personnage sombre dans la folie et l'alcoolisme, c'est-à-dire son enfer personnel. Ce texte dissimule son sujet sous une lecture plus immédiate liée au registre du fantastique et de l'horreur. On peut aussi penser à la nouvelle de Maupassant intitulée Le Horla, qui traite de la descente aux Enfers d'un homme devenu fou. Le poème « Angoisse » d'Arthur Rimbaud peut également être comparé à la chanson de Thiefaine, parce que Rimbaud utilise aussi le fantastqiue et le champ lexical de la souffrance, et évoque certaines créatures des Enfers. On y retrouve le lyrisme, la personnification et l'allégorie du destin et de l'existence humaine. On retrouve aussi ce côté sombre de l'homme dans le poème intitulé « Spleen » de Charles Baudelaire, dans Les Fleurs du Mal. Dans la nouvelle intitulée La Morte amoureuse, Théophile Gautier raconte une histoire fantastique, romantique et morbide avec comme thème principal le vampirisme. Dans cette histoire, comme dans la chanson de Thiefaine, l'auteur confronte la réalité avec le surnaturel et cherche la vérité sur lui-même. Il se demande qui il est au fond de lui. Une œuvre musicale de « XXX Tentacion », SAD, dans son album 17 a aussi plusieurs points communs avec cette œuvre. Dans cet album il met tous les sons composés en prison et se confie sur sa dépression, sur ses démons intérieurs et sur le mal qui est en lui. Il a composé cette chanson en hommage à sa meilleure amie qui s'est suicidée. On s'intéresse plutôt au vidéo clip où l'on voit le rappeur entrer dans une église où une cérémonie funéraire a lieu. Il s'approche du cercueil, et voit son corps allongé, inanimé. Tout à coup, le défunt se réveille et agresse le rappeur vivant. Les deux corps vont se battre tout au long de la musique mais quelques interruptions vont survenur. On peut voir durant ces courts instants XXX Tentacion parler, dans une ambiance sombre, à la Faucheuse. Tout cela pourrait montrer un combat du mal face au bien, de la vie face à la mort. Il combattrait donc le mal en lui, étant donné qu'il se bat contre lui-même. Une question se pose à présent : pouvons-nous, sans faire d'amalgame, nous demander si les artistes sont plus disposés à sombrer dans les addictions ou la folie par leur sensibilité exacerbée ?