"La guerre et ce qui s'ensuivit" de Louis Aragon avec la Première S4
Année scolaire 2018-2019 – Lycée Cassini de Clermont-de-l'Oise
Objet d'étude : Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Age à nos jours
Groupement de textes : la Grande Guerre des poètes, entre révolte, mémoire et oubli
Texte 3 : Louis Aragon (1896-1966), « La guerre et ce qui s'ensuivit » (Le Roman inachevé, 1956)
Le poète se souvient des frères d'armes de son régiment qui a pris le train à la gare de Verberie dans l'Oise pour rejoindre le front.
On part Dieu sait pour où ça tient du mauvais rêve
On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n'être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève […]
Et nous vers l'est à nouveau qui roulons Voyez
La cargaison de chair que notre marche entraîne
Vers le fade parfum qu'exhale les gangrènes
Au long pourrissement des entonnoirs1 noyés
Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille2
Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux
Roule au loin roule train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur
Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous faite de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées
Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous baillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt3
Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri.
1Entonnoirs : cratères causés par l'explosion des obus.
2Manille : jeu de cartes.
3La chanson « Au mont de Minaucourt » que la caporal chante est composée sur l'air fameux de « Sous les ponts de Paris » (paroles de Jean Rodot, musique de Vincent Scotto) et célèbre les combats de 1915 au mont du Marson près de Minaucourt, dans la Marne. Ce lieu fut particulièrement meurtrier. C'est sur la commune de Minaucourt que se trouve actuellement la nécropole nationale où ont été inhumés 21319 soldats.
Gare de Verberie, dans l'Oise. Début du XXe siècle. C'est de cette gare que Louis Aragon a pris le train avec son régiment pour aller se battre au front.
LECTURE ANALYTIQUE 4
Introduction
Je présente l'auteur :
Louis Aragon est un poète, romancier et journaliste français, né en 1897 à Paris et mort le 24 décembre 1982 dans cette même ville.
Il est également connu pour son engagement et son soutien au Parti communiste français de 1927 jusqu'à sa mort. Avec André Breton, Tristan Tzara, Paul Éluard, Philippe Soupault, il fut l'un des animateurs du dadaïsme parisien et du surréalisme. À partir de la fin des années 1950, nombre de ses poèmes sont mis en musique et chantés par Léo Ferré ou Jean Ferrat, contribuant à porter son œuvre poétique à la connaissance d'un large public (la première chanson tirée d'une œuvre d'Aragon date de 1953 ; composée et interprétée par Georges Brassens, elle reprend le poème Il n'y a pas d'amour heureux, paru dans La Diane française en 1944 mais adapté en la circonstance par le chanteur). Avec l'écrivaine Elsa Triolet, il a formé l'un des couples emblématiques de la littérature française du XXe siècle.
Il est en deuxième année de médecine avec André Breton au « Quatrième fiévreux » du Val-de-Grâce, le quartier des fous, où les deux carabins se sont liés à Philippe Soupault, quand il est mobilisé, à ce titre, comme brancardier, puis adjudant médecin auxiliaire. Sur le front, il fait l'expérience des chairs blessées, de la violence extrême de la Première Guerre mondiale, d'une horreur dont on ne revient jamais tout à fait mais qui réapparaîtra constamment dans son œuvre et qui est à l'origine de son engagement futur. Il reçoit la croix de guerre.
Je présente son œuvre :
Dans Le Roman inachevé, l'écrivain se penche sur sa vie passée dans un recueil qui prend la forme d'une autobiographie poétique, où il pèse le poids des rêves et des souffrances, des amours, des déceptions et des échecs. Le mot « roman » est à entendre ici au sens médiéval : « récit en vers français (en roman) et non en latin ; depuis le XIIe siècle, « roman » se dit d' « un récit en vers contant des aventures ».
Je présente l'extrait choisi :
Dans ce poème, Aragon nous replonge à la fois dans le train qui emmène son régiment au front et au pied du monument aux morts sur lequel sont inscrits tous les noms de ses frères d'armes tombés au combat. L'émotion côtoie l'humour noir, et le poète est tiraillé entre les larmes et la révolte contre l’État et contre les officiers qui ont encouragé des massacres inutiles. On lit surtout une vraie complicité entre le poète survivant et ses amis morts au champ d'honneur.
Problématique : comment l'auteur parvient-il à rendre hommage à ses frères d'armes ?
Annonce du plan :
Le texte se déploie en 3 mouvements :
- Un destin tragique
- Une peinture morbide, polémique et grotesque de la guerre
- Un regard mélancolique envers ses frères d'armes
Un destin tragique
tout le poème repose sur un jeu d'analepses et de prolepses, entre visions du passé et visions du futur des soldats mis en scène : « comment vous regarder sans voir vos destinées »
le poète est le voyant, sorte de Cassandre qui connaît le sort de ses camarades
le souvenir des camarades est intimement lié à leur mort
la mort est omniprésente
la mort touche tous les soldats : « jeune homme », « ancien Légionnaire », « vieux »
la mort ne fait aucune distinction entre eux, quel que soit l'âge ou le rang
la mort est présente même chez les vivants, quand le poète décrit l'attitude des soldats dans le train, qui font déjà penser à des morts : « laissent pencher leur front et fléchissent leur cou »
l'allitération en [v] et l'assonance en [é] dans le vers déjà cité, le champ lexical de la vision, renforcent la dimension prophétique du poète
le présent de narration nous replonge dans les souvenirs du poète : « on part », « attendent », « roulons », « quelqu'un crie »
le présent de description place le lecteur au milieu des soldats, dans le train qui les amène au front : « laissent pencher leur front et fléchissent le cou », « cela sent le tabac », « vous bougez vaguement », « vous étirez vos bras vous retrouvez », « vous baillez »
le présent de description place le lecteur au milieu des soldats, dans le train qui les amène au front : « laissent pencher leur front et fléchissent le cou », « cela sent le tabac », « vous bougez vaguement », « vous étirez vos bras vous retrouvez », « vous baillez »
le présent d'énonciation rappelle que les soldats décrits sont morts : « la pierre pense où votre nom s'inscrit », « vous n'êtes plus qu'un mot », « s'efface », « vous n'êtes plus »
le présent d'énonciation et l'anaphore «déjà » insistent sur la disparition et l'oubli, sur l'appartenance des soldats au passé et à la mort
le futur de l'indicatif cloisonne l'avenir, ferme l'horizon des soldats en dévoilant leur destin tragique : « on glissera », « tu n'en reviendras pas », « tu survivras »
l'anaphore « tu n'en reviendras pas » agit comme un refrain et permet d'insister sur le destin tragique des soldats
le contraste entre l'évocation des souvenirs et le rappel du destin tragique crée une tension
le train n'est pas que le moyen de transport des soldats
le train est l'allégorie du destin qui emporte les soldats vers la mort : ils sont mus, poussés et déterminés par une force toute-puissante contre laquelle ils ne peuvent rien : « on part Dieu sait pour où », « et nous vers à l'est à nouveau qui roulons »
le train apparaît comme une sorte de danse macabre moderne qui emporte les âmes à la mort : « les soldats assoupis que ta danse secoue », « roule au loin roule train des dernières lueurs »
l'assonance en « ou » et l'allitération en « r » dans le vers « roule au loin roule train des dernières lueurs » permettent non seulement d'imiter le bruit du train, mais encore d'exprimer la dureté du destin qui va emporter les soldats dans la mort
c'est quasiment un train fantôme composé des wagons souvenirs du poète
Danse macabre de Michael Wogelmut. (né en 1434 à Nuremberg, mort le 30 décembre 1519 dans la même ville) est un peintre, dessinateur et graveur sur bois de la Renaissance allemande. Il fut l'un des deux illustrateurs de La Chronique de Nuremberg.
II. Une peinture morbide, polémique et grotesque de la guerre
le poète évoque la guerre par petites touches morbides
la condition des soldats est cauchemardesque : « ça tient du mauvais rêve »
les soldats sont considérés comme de la chair à canon : « la cargaison de chair »
les soldats sont comparés à du bétail qui irait à l'abattoir
la guerre est un aller simple pour la mort
les soldats sont des condamnés en sursis, des jeunes envoyés à la boucherie : « vos jambes condamnées »
les soldats sont des victimes sacrificielles comme le montrent ces deux périphrases : « fiancés de la terre et promis des douleurs »
le lexique habituellement destiné à l'amour et aux noces est dévié pour être associé à la mort et à la souffrance
cette association des noces et de la mort renforce la dimension sacrificielle des soldats
la mort est synonyme de souffrance
en envoyant les soldats à la guerre, on les envoie directement à la mort
registre polémique
l'auteur veut toucher le lecteur, le remuer, le bouleverser, en s'adressent directement à lui : « Voyez »
la guerre n'est plus rien de glorieux
la guerre est une farce tragique et grotesque
absence totale du registre épique
la guerre évoque des images de pourriture, de décomposition, de maladie, d'éclatement des corps : « gangrènes », « au long pourrissement des entonnoirs noyés », « j'ai vu battre le cœur à nu », « qu'un obus a coupé par le travers en deux », « sans visage et sans yeux »
la guerre apparaît comme une boucherie
la guerre pue : « vers le fade parfum qu'exhalent les gangrènes »
peinture apocalyptique, sombre et anti-épique de la guerre
le poète pour montrer l'absurdité révoltante de la guerre utilise l'humour noir : au souvenir du soldat coureur de jupons, éternel amoureux, est attachée l'image chirurgicale d'un cœur ouvert
la guerre est une farce tragique : ironie tragique : l'éternel amoureux a eu son « cœur à nu » au sens propre ; le joueur de cartes est devenu aveugle, le très bon joueur de cartes s'est fait exploser par le tonnerre d'un obus, ceux qui baillent n'auront plus de mâchoire
au souvenir du soldat gagnant au jeu de cartes est associée l'explosion d'un obus
télescopage ou association entre « jeu de tonnerre » et « qu'un obus a coupé par le travers »
jeu de mots à partir de « tonnerre »
cela renforce l'impression que la mort tombe au hasard, comme à la loterie
ceux qui sont morts ont tiré les mauvaises cartes
même le souvenir des soldats fatigués évoque de futurs cadavres : « laissent pencher leur front et fléchissent le cou »
l'évocation « vous avez une bouche et des dents » laisse présupposer que les soldats qui sont revenus du front n'ont plus ni bouche ni dents
la seule faute des soldats est d'être morts comme l'indique le dernier vers : l'allitération en « p » souligne que les soldats sont coupables d'être morts et qu'ils ont sacrifié leur vie
l'allitération en « p » suggère de la violence et de la peine
l'auteur dénonce la guerre : celle-ci n'a rien d'héroïque, elle transforme les soldats en chair à canon, elle se caractérise par une effroyable boucherie et par un sacrifice collectif
Le Triomphe de la Mort (1562) est une œuvre de Pieter Brueghel l'Ancien conservée au musée du Prado à Madrid (Espagne). Ce tableau est une allégorie mettant en scène diverses formes relatives à la mort : crime, exécution, maladie, combat, suicide. Allégorie de la mort à qui personne n'échappe, on y voit toutes les classes sociales, rois, cardinaux, joueurs de cartes, amants, égaux devant la mort.
III. Un regard mélancolique envers ses frères d'armes, contre l'oubli
tout le texte est empreint d'une certaine mélancolie : « de la couleur des pleurs »
registre lyrique, pathétique et élégiaque
le poète plonge dans ses souvenirs de médecin des tranchées comme le prouve l'utilisation du passé composé : « j'ai vu », « j'ai déchiré »
le poète invoque les figures fantomatiques et oubliées de ses amis et camarades disparus à la guerre : le futur de l'indicatif traduit une certaine tristesse et un vrai désespoir
l'utilisation des pronoms personnels et des déterminants, les structures emphatiques révèlent une vraie complicité et un esprit de camaraderie envers les personnages invoqués
« on », « nous », « notre » : le poète se replace parmi ses camarades morts ou disparus
esprit de fraternité
« tu », « toi qui courais », « ta chemise », « et toi non plus tu », « et toi le tatoué tu » : en s'adressant directement à eux, le poète montre sa sympathie pour ces soldats qu'il a côtoyés
cette sympathie s'exprime également par l'évocation de souvenirs rendant les soldats pleins de vie et attachants à travers un lexique affectif
à chaque soldat est attaché une activité dévoilant son caractère et le rendant à nouveau vivant : « qui courais les filles jeune homme », « vieux joueur de manille », « le tatoué l'ancien Légionnaire »
la mobilisation des sensations (la vue : « le tatoué », l'odorat dans l'énumération « le tabac la laine et la sueur », l'ouïe : « chante », « crie ») redonne de la vie aux amis disparus et renforce la mélancolie par un jeu de contraste avec le présent
la dernière strophe qui repose sur l'anaphore « déjà » acentue ce mélange de révolte, de désespoir et de mélancolie en déplorant l'oubli dont sont victimes les morts
L'anaphore « déjà » insiste sur le fait que la vie est trop courte, insiste sur la mort et sur la durée limitée des soldats
la mort arrive très vite
l'auteur dénonce aussi l'hypocrisie de la nation qui croit racheter la mort de millions d'hommes en se contentant de figer dans la pierre des noms sans rappeler leur visag, leur passé, leur identité, leur caractère, leurs caractéristiques physiques
mais en dénonçant cet oubli après avoir invoqué leurs figures, le poète permet au lecteur de faire un véritable travail de mémoire
le poète assume ce travail de mémoire grâce à son geste poétique
il insiste sur l'oubli : « souvenir », « s'efface »
le poète a composé ce texte en la mémoire des défunts, pour qu'on se souvienne d'eux, pour dénoncer la guerre, pour lutter contre l'oubli, pour qu'on commémore tous les soldats, pour rendre hommage aux soldats tombés, pour les remercier
il dénonce l'oubli et le manque de travail de mémoire : juste marquer leurs noms sur un monument, ce n'est pas assez : « déjà vous n'êtes plus qu'un mot d'or sur nos places »
Il dénonce l’État qui pense racheter sa conscience en érigeant des monuments aux morts
c'est l'écriture poétique ici qui parvient à rendre hommage aux morts et à faire un véritable travail de mémoire
Les Joueurs de skat (en allemand Die Skatspieler) est un tableau peint par Otto Dix en 1920. Il représente des invalides de la Première Guerre mondiale. Il est conservé à la Neue Nationalgalerie de Berlin. Il a aussi porté le titre, plus tardif, Kartenspielende Kriegskrüppel (Mutilés de guerre jouant aux cartes). Il appartient au courant artistique appelé Nouvelle Objectivité.
Conclusion : ce texte est intéressant car il dévoile la réalité morbide et grotesque d'une guerre industrielle qui a réduit les soldats à de la chair à canon. Il nous touche grâce à un jeu subtil entre le passé et le présent, et il nous emporte dans les wagons du souvenir. Aussi, l'auteur parvient à lutter contre l'oubli en interpellant le lecteur et en multipliant les différentes tonalités (tragique, grotesque, polémique, lyrique, pathétique). Le poète parvient à rendre hommage aux morts en tissant un lien entre les vivants et les morts et en redonnant un visage et une âme aux disparus. On retrouve la même évocation d'une boucherie atroce pour décrire la guerre dans Candide de Voltaire : « boucherie héroïque », mais également et surtout dans Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, qui définit la Première Guerre mondiale comme la « fricassée boueuse des héroïsmes ».
L'Anneau de la mémoire est un monument unique en son genre. 579 606 noms y sont gravés, égrénés au fil de 500 plaques d'acier présentées en cercle, entre livre ouvert et anneau mémoriel. Philippe Prost, l'architecte retenu pour la conception de ce mémorial, a réussi à concevoir une structure qui réunit la nature, le paysage, l'art et l'histoire au service de la mémoire. Et donc au service de l'avenir. Car cet Anneau de la mémoire, entre la nécropole de Notre-Dame de Lorette et la descente vers le village d'Ablain-Saint-Nazaire, porte un message fort. En présentant cette liste effarante de noms de manière alphabétique, sans distinction de nationalité, de genre, de religion ou de grade, il rassemble tous ces morts dans une forme de fraternité éternelle, un message de paix universelle. Une paix réelle mais fragile, symbolisée par ces 500 plaques de métal formant une gigantesque ellipse posée en équilibre sur un territoire autrefois bouleversé par la guerre. Source du texte : http://www.tourisme-nordpasdecalais.fr/Arts-Culture/Memoire/L-anneau-de-la-memoire-monument-de-paix