Les Simpson ou les 1001 variations du rire
Bart Simpson, l'archétype du cancre. Dans l'épisode 3 de la saison 9, intitulé "Le Sax de Lisa", on découvre comment on fabrique un cancre : enthousiasmé à l'idée d'aller à l'école, Bart fut refroidi par une enseignante insensible pressée d'apposer une étiquette sur chaque élève. N'ayant plus confiance en lui, Bart est encouragé par ses camarades à faire le clown. Bart a été conçu comme une version extrême du personnage typique de l'enfant qui se comporte mal, réunissant les traits de personnages comme Tom Sawyer et Huckleberry Finn, les personnages de Mark Twain.
Créée en 1987 par Matt Groening, accumulant plus de 679 épisodes et 31 saisons, diffusée dans le monde entier en 26 langues différentes, élu meilleur programme du XXe siècle par le Times, les Simpson est plus qu'un simple divertissement. La série, accessible en France grâce à Canal + du 15 décembre 1990 à 2016 en clair, et sur W9 depuis 2006, est un véritable creuset dans lequel se dessine l'identité de l'Amérique, sur un mode à la fois burlesque, parodique, ironique et satirique.
Une des plus belles analyses des Simpson a été développée par Jean-Pierre Esquenazi dans Les Séries télévisées, avenir du cinéma ?, publié chez Armand Colin en 2010. L'essentiel des analyses qui suit est tiré de son ouvrage.
La création de cette série est liée à une rencontre opportune entre un dessinateur sans succès (Matt Groening) et un fameux producteur hollywoodien (James L. Brooks). Le but à l'origine était de meubler les entractes d'une sitcom.
La production est assurée par Sam Simon. Groening et Simon choisissent une équipe d'auteurs spécialisés dans la rédaction d'un fanzine du Colorado. George Meyer, le rédacteur en chef, est le responsable du scenario. Le réseau Fox était à ce moment à la recherche d'un succès et promet qu'il ne censurera jamais aucun épisode.
Série fondamentalement satirique, Les Simpson est une anatomie sardonique de la société américaine. La volonté d'aller trop loin est explicitement affichée par les auteurs de la série. Ainsi il s'agit de mettre en scène des personnages qui imitent des comportements sociaux reconnus et de pousser cette imitation à son paroxysme. Il s'agit notamment d'afficher une attitude qui est tue, refoulée ou tacitement acceptée dans les mœurs américaines.
Par exemple M. Burns ne se contente pas d'être un financier rapace, il affiche ouvertement sa rapacité comme un mode de vie. La série ne se contente pas d'utiliser des stéréotypes. Elle affiche le stéréotype.
La famille américaine est la cible privilégiée par la série. Les Simpson désirent ressembler à n'importe quelle famille américaine, mais chaque membre de la famille Simpson est dans l'excès. Marge est une mère au foyer. Mais elle est tellement attachée au foyer qu'elle ne peut s'en séparer ou s'en libérer malgré toutes ses tentatives. Bart est le fils turbulent, mais sa turbulence est tellement extrême qu'il ne peut agir autrement. Homer est le père affamé et irascible, mais il est si affamé qu'il peut dévorer son propre bras, et si irascible qu'il ne parvient jamais à maîtriser sa colère et finit toujours par étrangler son fils. Quant à Lisa, elle est la petite fille douée, mais tellement douée qu'elle est souvent plus adulte que les autres personnages. Elle est la porte-parole de la sagesse universelle et de la morale kantienne et libérale.
Comme tout repose sur l'excès et l'exagération, toute tentative pour ressembler à une famille ordinaire conduit inévitablement à une catastrophe. Homer est l'exagération par excellence. Il répète sentencieusement les clichés les plus éculés et est capable de tous les excès. Il est l'esclave docile de toutes les passions du monde contemporain : sa passion pour les donuts et la télévision est emblématique de ce rapport à soi, aux autres et au monde.
Cependant, Homer, comme les autres personnages, ne sont pas de simples masques ou silhouettes représentant tous les maux du pays. Ils ont une complexité, des contradictions, une épaisseur psychologique, des éclairs de lucidité, une intimité.
Dans l'épisode 9 de la saison 12, intitulé "Le Cerveau", Homer, après avoir découvert qu'un crayon est enfoncé dans son cerveau, décide de se faire opérer pour retrouver un fonctionnement neurologique et cognitif normal. Il devient très intelligent, et sa sagacité nouvelle suscite autour de lui la jalousie. Il découvre la solitude, l'isolement, mais se rapproche de sa fille Lisa, qui lui apprend que le bonheur est inversement proportionnel à l'intelligence. Cet épisode est une parodie du grand roman de Daniel Keyes intitulé Des Fleurs pour Algernon.
L'analyse de Jean-Pierre Esquenazi, dans l'ouvrage déjà cité, s'attache à démontrer que les Simpson renouvelle la tradition médiévale du carnaval.
Comme le rappelle Mikhaïl Bakhtine dans L'Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance (1970), « les réjouissances du carnaval avec les actes ou rites comiques qui s'y rattachent occupaient une immense place dans la vie de l'homme du Moyen-Age. » Au Moyen-Age en effet, toutes les cérémonies sérieuses, religieuses ou civiles, étaient doublées : à la fête officielle s'ajoutaient « rites et spectacles organisés sur le mode comique ». Ces répétitions « donnaient un aspect du monde, de l'homme et des rapports humains totalement différents, délibérément non officiels, extérieurs à l’Église et à l’État ; elles semblaient avoir édifié à côté du monde officiel un « second monde », et une seconde vie auxquels tous les hommes du Moyen-Age étaient mêlés ».
À Beauvais, par exemple, le 14 janvier de chaque année, une jeune fille, montée sur un âne et tenant un enfant dans ses bras, pour représenter la fuite en Égypte, se rendait de la cathédrale à l'église Saint-Étienne. La jeune fille portait une chape d'or. L'âne était magnifiquement caparaçonné. Le clergé les introduisait en pompe dans le sanctuaire, et, pendant l'office, les chants se terminaient toujours par ce cri trois fois répété : Hi !han !. Après l'épître, on chantait la prose de l'âne, dont le refrain était :
Hez, sire Ane, car chantez
Belle bouche rechignez,
Vous aurez du foin assez
Et de l'avoine à plantez (en abondance).
Le premier couplet était en latin :
Orientis partibus
Adventavit Asinus
Pulcher et fortissimus
Sarcinis aptissimus.
Dans le premier chapitre de l'ouvrage princeps de Nietzsche, Par-delà bien et mal, le philosophe cite les deux vers « adventavit asinus, pulcher et fortissimus » pour ironiser sur la recherche de la vérité par les philosophes socratiques.
Par carnaval, il faut donc entendre également le monde de la représentation élaboré par le peuple, à partir du monde premier construit par les puissants. Une représentation carnavalesque est une représentation du monde des puissants marquée par la moquerie, le burlesque, la caricature, l'excès, le rire. Et la culture populaire qui se développe au XIXème siècle avec l'industrialisation s'inscrit dans cette tradition carnavalesque. On le voit avec la naissance du cinéma qui coïncide avec le cinéma burlesque de Buster Keaton et de Charlie Chaplin.
Poster for The General, a 1926 American silent comedy film released by United Artists. It was inspired by the Great Locomotive Chase, a true story of an event that occurred during the American Civil War. The film stars Buster Keaton who co-directed it with Clyde Bruckman.
The Tramp debuted in 1914 -- pre-1923 The Tramp was released on April 11, 1915 through Essanay Studios. P.D. Jankens.
Dès le départ, les séries ont emprunté des voies carnavalesques. La folie de Lucy, l'héroïne de I Love Lucy, est la manifestation de l'excès et de la démesure propres au carnaval. Même la toute première série policière, Dragnet, relève malgré elle du carnaval, dans l'usage stéréotypé des personnages. Columbo et le Dr House sont des travestissements carnavalesques de Sherlock Holmes, qui était lui-même une manifestation carnavalesque du dandy.
Photo of Lucille Ball and Orson Welles from I Love Lucy. Lucy becomes part of Orson Welles' magic act. 1956. I Love Lucy est la toute première série télévisée. On peut voir dans le personnage de Marge Simpson une réactivation parodique de Lucy dans I Love Lucy.
Les Simpson sont l'incarnation de cette tradition carnavalesque. Cette série possède toutes les caractéristiques que Bakhtine attribue au carnaval dans l'œuvre de Rabelais :
- grossière, scatologique, provocatrice
- marquée par l'exagération
- appétit de critique destructive
- tout est soumis à la critique et à la caricature : l'école, la publicité, le spectacle, la politique, la famille, les intellectuels, la religion, la télévision et particulièrement le réseau Fox qui héberge pourtant la série.
Episode 12 de la saion 12. Les Simpson construisent un court de tennis dans leur jardin. Tous les habitants de Springfield viennent affronter le duo Marge-Homer mais ce dernier passe son temps à faire le pitre au lieu de jouer et le couple enchaîne les défaites. Marge, frustrée d'être devenue le souffre-douleur de tout le monde avec Homer, décide de s'inscrire à un tournoi mais finalement Bart prend la place de son père. Pour se venger Homer fait équipe avec Lisa. Dans cet épisode, Burns met également en place un échiquier humain, ce qui est une double référence parodique à Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll et à la série Le Prisonnier de et avec Patrick McGoohan.