L'Homme qui rit : commentaire de l'épilogue par Enola et Justine
Page de garde du livre de Victor Hugo, l'Homme qui rit, édition de 1876, Illustration de Daniel Vierge. Bibliothèque nationale de France.
Les remarques en italique sont rajoutées par le professeur.
Victor Hugo est un poète, dramaturge, dessinateur romantique français né le 26 février 1802 à Besançon et mort le 22 mai 1885 à Paris. Il a composé des poésies lyriques, comme Odes et Ballades, Les Feuilles d'automne ou Les Contemplations. Il a aussi écrit des poèmes épiques, comme La Légende des siècles. Enfin, il a créé des romans, comme L'Homme qui rit. Le roman met en scène deux personnages qui s'aiment, Gwynplaine, qui est un jeune homme orphelin au visage mutilé, et Dea, une jeune fille aveugle. Alors que Gwynplaine vient de découvrir qu'il est issu d'une des familles nobles les plus puissantes d'Angleterre, Ursus, le vieux forain qui a élevé Gwynplaine et Dea, est contraint de quitter l'Angleterre en bateau, sous peine d'être emprisonné et de voir son loup, Homo, tuer. Se sentant abandonnée, Dea est aux portes de la mort. Mais Homo parvient à retrouver Gwynplaine et le conduit vers Dea et Ursus. Malheureusement, Déa ne résiste pas à toutes ces émotions et finit par mourir. L'extrait du roman qui va être étudié se situe à la fin de l'intrigue et met en scène la mort des deux amants. Comment l'auteur parvient-il à unir Dea et Gwynplaine dans la mort ? Le texte se déploie en trois mouvements : tout d'abord la réunion des deux amants, puis le désespoir de Gwynplaine face au martyre de sa bien-aimée, et enfin la mort des deux amants.
Tout d'abord, Dea et Gwynplaine sont unis l'un à l'autre par leur amour. En effet, ils sont très amoureux l'un de l'autre, comme le montrent les expressions : "Je suis ton mari et ton maître", "nous nous aimons". Les expressions "cela est tellement monstrueux qu'il n'y aurait plus de soleil", et "si tu n'y es pas l'univers n'a plus de sens" sont des hyperboles qui permettent de dramatiser l'hypothèse de la mort de l'amante. Dea revêt une importance existentielle, cosmique et métaphysique : elle est ce qui donne une valeur et une signification à l'existence de Gwynplaine. Ces hyperboles montrent que les destins des deux amants sont liés. La force du destin est soulignée à travers le parallélisme et la structure emphatique qui mettent en relief la volonté divine : "Dieu t'avait mis dans ma vie, il me retire de la tienne." Mais Dea ne se contente pas d'invoquer Dieu. Elle fait de Gwynplaine un être plus important à ses yeux que Dieu. La phrase suivante : "Je vais être bien malheureuse sans toi même avec Dieu" insiste sur l'importance de Gwynplaine supérieure à celle de Dieu. L'être aimé est sublimé et apparaît comme la partie vitale de l'amante. L'amour décrit ici est fusionnel car la vie l'un sans l'autre devient impossible. Cet amour fusionnel est mis en évidence à travers un registre lyrique et pathétique omniprésent : les phrases exclamatives, le champ lexical des émotions en général et de l'amour en particulier, l'omniprésence de la première personne du singulier, les anaphores, parallélismes, structures emphatiques, accumulations et gradations renforcent l'intensité de l'expression des sentiments intimes. L'expression de la nostalgie à travers l'évocation des souvenirs partagés renforce la dimension pathétique et élégiaque du passage : "Comme c'était bon", "j'étais dans un nuage", "je rêvais". L'antithèse entre le passé heureux et le présent tragique renforce l'expression de l'amour et de la souffrance. Le bonheur est à l'imparfait, quand la souffrance est au présent. Lorsqu'elle exprime sa douleur, Dea utilise le présent de l'indicatif : "j'étouffe", "je meurs".
Gwynplaine est désespéré par le martyre de sa bien-aimée. Les registres élégiaque, tragique et pathétique dominent ce passage. En effet, Gwynplaine, à travers ses phrases interrogatives et exclamatives, apparaît comme abasourdi face à la disparition progressive de sa bien-aimée : "Gwynplaine se leva terrible." La position de l'adjectif qualificatif "terrible" en fin de phrase permet de souligner le tourment du héros. La mort de l'amante est bien la chose la plus terrifiante qui puisse arriver. Hugo va plus loin puisque le martyre de Dea invite l'auteur et le lecteur à s'interroger sur l'existence du mal. Le lecteur est révolté contre Dieu qui ne peut rien contre cette mort : "Alors c'est Dieu qui voudrait qu'on doute de lui." L'auteur emploie une énumération pour insister sur le sentiment d'injustice et de révolte : "un piège, la terre, le ciel, le berceau des enfants, l'allaitement des mères, le cœur humain, l'amour, les étoiles !" Le parallélisme anaphorique " je t'en prie, je t'en conjure, je t'en supplie" dans la supplication de Gwynplaine traduit son désespoir absolu. Le héros se lamente, comme le montrent la phrase : "Ces paroles n'étaient pas dites, mais sanglotées", et l'expression : "étouffé de pleurs". Le champ lexical des larmes et l'hyperbole permettent d'insister sur la tristesse de l'amant. Il refuse de voir cette mort. Il refuse d'être abandonné, d'où un sentiment tragique de révolte contre Dieu et le destin, à travers des phrases marquées par la négation ("je n'en ai pas la force", "positivement impossible") et l'injonction ("Aie pitié de moi". Cela montre que Gwynplaine n'est rien sans Dea.
Gustave Courbet (1819-1877), Les Amants heureux, 1844, huile sur toile, 77x60, Musée des Beaux-Arts de Lyon, France.
Gwynplaine et Dea sont soudés et se complètent mutuellement. Ils ne sont rien l'un sans l'autre. De surcroît, Gwynplaine extériorise son désespoir avec un sentiment de "révolte" et d'"accablement". Dieu est la cible de cette révolte. Enfin, Victor Hugo utilise beaucoup de phrases exclamatives et courtes comme "Toi, mourir", "Déa !", "Mourir !", qui insistent sur le sentiment de désespoir et de détresse profonde de Gwynplaine.
La mort de Dea paraît plus longue que celle de Gwynplaine. C'est un véritable martyre. Tout d'abord, un champ lexical de la mort sature le texte. En effet, les expressions suivantes "je meurs", "morte", "paroles haletaient et s'éteignaient", "j'étouffe", "adieu", "ne respirait plus", "morte", "dernière minute" montrent bien que Dea est en train de mourir lentement. Victor Hugo met dans la bouche de Dea des paroles de plus en plus courtes pour traduire l'avancée de la mort. Les verbes au présent d'actualité nous font vivre en direct le martyre insupportable de Dea. Toutefois, le supplice de Dea est ralenti par l'évocation nostalgique de souvenirs heureux, grâce au passé composé et à l'imparfait de l'indicatif dans des phrases exclamatives traduisant l'intensité des regrets : "quelle vie charmante nous avions dans notre pauvre cabane qui roulait !", "j'ai été jalouse", "il y a eu", "je ne me plaignais pas d'être aveugle". Donc ici nous avons deux temps différents pour insister sur le moment du souvenir et le moment de la mort. Le souvenir donne lieu à des airs de confession, qui rappelle que cette nostalgie est un dernier adieu à la vie. Enfin, Victor Hugo utilise des verbes au conditionnel pour montrer que Dea ne veut pas mourir : "nous aurions été heureux", "on aurait été encore ensemble", "je n'aurais pas mieux demandé". L'emploi du conditionnel renforce l'expression du regret. Toutefois, un verbe au futur met en lumière la foi de Dea : "je reviendrai te le dire". Si le corps est mortel, l'âme et l'amour restent immortels. Cette touche d'espérance permet de tempérer ou de nuancer l'atmosphère tragique et mélodramatique.
Comparée à la mort de Dea, celle de Gwynplaine est plus courte et plus instantanée. Elle n'est pas le produit d'une longue souffrance physique, mais le fruit d'une décision marquée par l'absence d'espoir. D'où l'utilisation de phrases longues pour montrer la détermination du personnage : "et il se mit à marcher, dans la direction du bord, sur le pont du navire, comme si une vision l'attirait". Dans cette phrase, l'évocation de la "vision" montre l'attirance de Gwynplaine pour la mort qui lui ouvre ses portes. De plus, tout se passe comme si le personnage était déjà mort moralement. Victor Hugo emploie de nombreux verbes d'action pour insister sur la détermination de l'amant : "il se dressa", "leva", étendit", "dit", "se mit", "marchait", "regardait", "allait". Les actions se suivent, ce qui donne l'impression que rien ne peut arrêter le personnage. Pour finir, la mort de Gwynplaine est décrite avec pudeur, puisqu'il disparaît dans le silence et la solitude : "Ce fut une disparition calme et sombre. Personne ne vit ni n'entendit rien." En suivant la trajectoire tragique de Gwynplaine, le lecteur se situe par-delà bien et mal, par delà le deuil et la souffrance. Seul le silence permet de dépeindre la douleur des amants.
Au terme de cette analyse, nous avons vu que l'auteur unit les deux personnages dans l'amour, le désespoir et la mort. Dea et Gwynplaine s'aiment profondément et la conséquence qui en résulte est que la mort de Dea détruit la vie de Gwynplaine, puisque celui-ci décide de mettre fin à ses jours pour pouvoir la rejoindre. Le destin de Gwynplaine n'est pas sans rappeler d'autres personnages des romans de Hugo. Ainsi, dans Notre-Dame-de-Paris, Quasimodo aime Esmeralda, alors que celle-ci aime l'officier de la garde Phoebus. Lorsqu'Esmeralda meurt exécutée, Quasimodo voit la scène du haut des tours de la cathédrale et décide donc d'aller mourir auprès du corps de la jeune gitane, où sont déposées les dépouilles des suppliciés. De plus, dans Les Travailleurs de la mer, Gilliat aime Déruchette. Mais voyant que celle-ci a un autre amant, il décide de se laisser submerger et engloutir par la mer. La mort de Gwynplaine et de Gilliat est la même. Enfin, dans La Fortune des Rougon de Zola, c'est Miette qui meurt à la suite d'un long martyre, dans les bras de Sylvère, comme Dea décède à la suite d'une longue souffrance dans les bras de Gwynplaine. L'Homme qui rit a été adapté en comédie musicale, en bande-dessinée et au cinéma, ce qui montre sa portée universelle.