L'Ecriture ou la vie de Jorge Semprun : la perte du réel
Question d’interprétation littéraire sur L’Ecriture ou la vie de Jorge Semprun (texte 11 du corpus)
Je présente l’extrait :
- Extrait du chapitre 6 intitulé « Le pouvoir d’écrire » (deuxième partie)
- Le titre de ce chapitre est une allusion à La Lettre sur le pouvoir d’écrire de Claude-Edmonde Magny et dont Semprun était le dédicataire
- Au début du chapitre le narrateur précise que cela fait 3 mois qu’il a quitté le camp de concentration et qu’il est revenu en France : « depuis que j’étais revenu de Buchenwald, trois mois plus tôt » (p. 191)
- Depuis son retour il lui a été impossible de parler de la déportation : « En tous cas, je ne lui avais encore jamais parlé de Buchenwald. Pas vraiment, du moins. Il faut dire que je n’en parlais avec personne. » (p.192)
- Dans ce chapitre le narrateur commence à envisager la nécessité d’écrire un livre sur son expérience concentrationnaire
- Mais très vite l’écriture de ce livre s’avère aux yeux du narrateur aussi nécessaire qu’impossible
- Dans ce passage le retour du déporté se caractérise par une double étrangeté : étrangeté à la vie et étrangeté à l’amante, qui représente la vie
- Le déporté se sent partout déraciné, chez lui nulle part
- Odile est une incarnation de la vie à laquelle le narrateur demeure étranger
- Le narrateur est un revenant qui demeure étranger à la vie
J’annonce la problématique : comment l’auteur parvient-il à montrer l’incommunicabilité de l’expérience concentrationnaire ?
J’annonce le plan
- L’inversion rêve/réalité : le cauchemar de la déportation est la réalité et la vie après le retour est un rêve
- L’impossible retour à la vie
- L’inversion rêve/réalité : le cauchemar de la déportation est la réalité et la vie après le retour est un rêve
- Le réinvestissement du motif baroque de l’illusion onirique
- Le retour de la déportation s’accompagne d’une inversion du rêve et de la réalité
- Réinvestissement du motif baroque présent dans La vie est un songe de Calderon : « toute cette vie n’était qu’un rêve, n’était qu’illusion », « ce n’était qu’un rêve », « La vie, les arbres dans la nuit, les musiques du « Petit Schubert » n’étaient qu’un rêve », « tout était un rêve »
- La répétition du mot « rêve » montre le désarroi du narrateur
- La négation restrictive exprime la déception et la terreur du narrateur qui perd pied
- Le retour est un rêve et la réalité concentrationnaire est la réalité
- Dès lors tout rêve depuis le retour est un retour à la réalité
- D’où l’utilisation du chiasme qui souligne cette inversion du rêve et de la réalité : « Car j’avais effectivement quitté, dans un soubresaut, la réalité du rêve, mais ce n’était que pour plonger dans le rêve de la réalité : le cauchemar, plutôt. »
- Le narrateur plonge dans un autre espace-temps : « pendant quelques secondes – un temps infini, l’éternité du souvenir – je m’étais retrouvé dans la réalité du camp »
- Le rêve et la réalité, le passé et le présent, l’éphémère et l’éternité sont inversés
- Le réel du présent n’existe plus au profit du retour dans le passé concentrationnaire dont la temporalité se dilate de manière indéfinie
- Dès lors le retour de la déportation n’apparaît plus que comme un songe
- Le camp de concentration constitue l’« ultime réalité » : le superlatif souligne le caractère indubitable et incontestable du camp de concentration
- L’amante par opposition fait penser à une créature de rêve : « son corps nu », la courbe de sa hanche, la grâce de sa nuque »
- La description sensible du cauchemar qui dévoile la réalité du système concentrationnaire
- La conscience endormie est hantée par le souvenir de la déportation
- La mémoire inconsciente de la déportation est présentée comme un monde chaotique et en mouvement : « un univers agité, opaque, tourbillonnant »
- Cette énumération à cadence majeure nous plonge dans le cauchemar du système concentrationnaire
- Le premier élément du cauchemar n’est pas visuel mais sonore : ce sont les cris
- Rappelle que l’univers concentrationnaire est un monde chaotique et bruyant
- Champ lexical de la voix et du son : « une voix » (répétée trois fois), « disait », « sourde, irritée, impérative, qui résonnait », « alerte aérienne », « la voix allemande », « la voix autoritaire qui répétait d’un ton irrité », « cette voix enflait, devenait bientôt assourdissante », « j’avais l’impression d’avoir crié », « hurler »
- Gradation dans l’évocation de la voix qui nous plonge dans l’univers concentrationnaire, ce qui souligne sa violence et son omniprésence
- La voix envahit le texte et le champ de la conscience
- Antithèse entre les gémissements de douleur des déportés et les hurlements des SS qui renforce la dimension discordante de cet univers caractérisé par le chaos : « le râle affaibli des mourants »
- Plongée à la fois sonore et visuelle dans l’univers concentrationnaire : le noir de la nuit et le rouge des flammes, univers sombre, en clair-obscur : « la nuit sur l’Ettersberg, les flammes du crématoire »
- Deux lieux seulement sont cités : le crématoire (dont le nom en allemand est sans cesse répété) et les châlits des blocks
- Ces lieux condensent la réalité du camp : la promiscuité imposée, l’absence d’intimité, source de propagation des virus mais aussi de solidarité, et la destruction des corps déshumanisés après la mort
- L’impossible retour à la vie
- Le sentiment d’être resté là-bas
- L’inversion du rêve et de la réalité produit une inversion des sentiments : le cauchemar engendre « une sorte de sérénité », « une sorte de paix » tandis que le réveil enferme le narrateur dans l’angoisse, l’isolement, la solitude, l’impossibilité de dire sa souffrance : « Je mordais mes poings serrés, pour m’empêcher de hurler. »
- Le déporté est un revenant qui ne parvient pas à quitter le monde des morts
- Il est une figure spectrale, un fantôme hanté par ses souvenirs
- Se sentant déraciné et chez soi nulle part, le narrateur prend conscience que son identité demeure indissociable de son expérience concentrationnaire
- Il a la terrible sensation que sa patrie demeure le camp de concentration, d’où l’accumulation sous forme d’hypothèses introduites par la conjonction de subordination « comme si » : « comme si je retrouvais une identité, une transparence à moi-même dans un lieu habitable »
- Sa patrie est le camp de concentration, lieu de désolation par excellence : « une sorte de patrie, le lieu-dit d’une plénitude, d’une cohérence vitale »
- Le narrateur a l’impression de coïncider avec lui-même et d’être pleinement lui-même dans le camp de concentration
- Il n’a pas quitté le camp de concentration puisque le camp de concentration est en lui, il l’a intériorisé et il ressurgit de manière inconsciente dans les rêves
- Une expérience incommunicable
- Dès lors le narrateur se sent étranger à la vie et à son amante qui est l’incarnation de la vie
- Expression de sa souffrance, dont les manifestations physiques sont particulièrement développées grâce au champ lexical de la peur : « je me réveillais alors en sursaut », « mon cœur battait follement », « j’avais l’impression d’avoir crié », « moite de sueur », « une peur abominable m’étreignait », « je mordais mes poings serrés », « pour m’empêcher de hurler », « je me recroquevillais dans le lit, essayant de reprendre mon souffle »
- Ne maîtrisant pas la puissance de son cauchemar qui le ramène dans le camp de concentration, il essaie de maîtriser les réactions de son corps
- Le seul cri de détresse qu’il peut émettre demeure un cri silencieux
- Il est définitivement séparé du reste des vivants par son expérience de l’univers concentrationnaire
- D’où l’antithèse entre l’expression de la souffrance du narrateur et la sérénité de son amante dont la beauté et la sensualité renforcent l’idée d’une illusion onirique
- Cette antithèse renforce le sentiment de déréliction, d’isolement, de solitude dans lequel le narrateur se sent enfermé, incapable de partager son expérience
Conclusion
Je réponds à la problématique
- Le problème du déporté n’est pas de se souvenir : il est envahi par une mémoire qu’il voudrait refouler pour réapprendre à vivre mais plus cette mémoire est refoulée, et plus elle ressurgit avec d’autant plus de force dans la vie subconsciente du narrateur
- Le narrateur est saturé, envahi, hanté par un trop-plein de mémoire
- Cela a pour conséquence que la libération physique du déporté n’est pas synonyme d’une libération mentale ou psychologique
- Le déporté est un revenant à jamais marqué par l’expérience concentrationnaire
- Hanté par l’expérience concentrationnaire, il semble condamné à hanter la vie, à vivre la vie comme un fantôme
- Une part de soi demeure à jamais derrière les fils barbelés du camp de concentration
- D’où une impossibilité d’épouser la vie, de coïncider à nouveau avec l’existence, et une impossibilité de partager une expérience que les vivants n’envisagent même pas
- Il y a une séparation irréductible entre les revenants et les vivants que même l’écriture ne parviendra jamais à combler
- Le narrateur est face à un dilemme : soit continuer à vivre en refoulant la mémoire au risque d’effleurer la vie et de se sentir étranger à la vie, soit plonger consciemment dans la mémoire à travers l’écriture au risque d’en mourir
- Car l’auteur a besoin d’écrire son expérience concentrationnaire pour pouvoir revivre pleinement à nouveau mais cette plongée dans l’écriture est une plongée dans l’expérience concentrationnaire et donc dans la mort
- Ecrire sur l’expérience concentrationnaire reviendrait à revivre la mort
- Tout se passe comme si le narrateur avait le choix entre vivre sa vie comme un étranger à la vie ou bien mourir
- La communication de l’expérience concentrationnaire, tout comme son écriture, est dès lors présentée comme un échec, une tentative certes nécessaire mais impossible
- On voit que l’écriture de l’expérience concentrationnaire n’est pas qu’un problème historique ou esthétique : il s’agit d’une question de survie
- L’écriture est l’espace d’une confrontation ou d’une lutte entre le besoin de raconter la mort et le risque mortel que ce besoin comporte
Je fais une ouverture : d’autres résistants déportés et revenus des camps de concentration témoignent de la même impasse et de la même étrangeté à la vie. Charlotte Delbo, dans Auschwitz et après) développe l’idée selon laquelle demeurera toujours une séparation, un fossé infranchissable, un hiatus, une rupture irréductible, entre les revenants et les vivants, entre les déportés et les autres, tant la réalité concentrationnaire est une expérience de la mort qui dépasse l’imagination.