Calligrammes d'Apollinaire : le lyrisme comme moyen de préserver son identité et son humanité
CALLIGRAMMES (1918) DE GUILLAUME APOLLINAIRE (1880-1918)
Comment la poésie permet-elle à Guillaume Apollinaire de préserver son humanité ?
- La poésie permet d’effectuer un travail de mémoire nécessaire pour préserver son humanité
- le recueil s'ouvre par une dédicace qui donne tout son poids à la guerre et à ceux qui y sont morts
- les Calligrammes : travail de mémoire sur la Grande Guerre, chant à l'amour et à l'amitié perdus, journal intime de guerre, hommage à tous les compagnons blessés ou morts pendant la guerre
- les poèmes tels que 14 juin 1915 ou La nuit d'avril 1915 transcrivent des moments bien précis de la vie du soldat dans les tranchées
- souci de raconter, de témoigner, et de se raconter à soi-même pour se souvenir
- fait preuve de patriotisme dans ses poèmes : la France apparaît comme un berceau de la civilisation et des valeurs universelles. Pour Apollinaire, la France a une mission : celle d'éclairer l'humanité par sa beauté.
- « La France n'appartient pas qu'aux Français de naissance, mais à tous ceux qui veulent retrouver ou qui souhaitent conserver le sens de la grande beauté, et de la civilisation même. »
- La poésie d’Apollinaire se caractérise par une association paradoxale d’ images morbides de la guerre et d’évocation du désir amoureux
- A. La poésie permet de révéler les laideurs de la guerre et de témoigner de son horreur
Pas d'idéalisation de la guerre chez Apollinaire, même si l'on sent un enthousiasme sincère au moment de la mobilisation. Le poète ne cache pas les conditions misérables dans lesquelles survivent les Poilus dans les tranchées : l'omniprésence des rats (Le palais du tonnerre), la mort ou la mutilation des amis, le sacrifice des hommes, et notamment des soldats coloniaux que l'on met en première ligne :
« Je suis soldat français on m'a blanchi du coup
Secteur 59 je ne peux pas dire où
Pourquoi donc être blanc est-ce mieux qu'être noir » (Les soupirs du servant de Dakar)
- la guerre apparaît comme une féérie apocalyptique
- dans « Tristesse d'une étoile » : les étoiles lumineuses ou éteintes désignent les soldats qui luttent et tombent à la guerre.
- L'évocation de Minerve joue sur son double sens : la déesse romaine de la victoire et l'appareil médical qui permet de maintenir immobile le cou des personnes blessées.
- L'étoile : à la fois le feu sacré du poète enthousiaste et inspiré mais aussi l'éclat d'obus qui lui est entré dans la tête.
- Le front étoilé a trois significations : le front (le lieu des combats), le front illuminé par les combats, la partie du corps qui a été blessé par un objet incandescent.
- « Chant de l'honneur » : poème rendant hommage aux soldats morts sur le front, ne cache rien des misères et des horreurs de la guerre, en fait une méditation poétique et lyrique sur la beauté et la mort, chant de compassion universelle, puisque tous les morts résonnent dans le cœur du poète. Célèbre le triomphe de son amour pour ces soldats sacrifiés sur leur mort. L'amour du poète pour ses compagnons est plus fort que la mort. La beauté de la nature est également célébrée comme étant plus forte que la laideur du champ de bataille.
- « Désir » : poème typique du style lyrique d'Apollinaire dans Calligrammes dans la mesure où il mêle en permanence des réflexions et des descriptions précises sur la guerre et une évocation des combats sous les traits d'un objet désirable.
- Rapporte la réalité des combats telle qu'il les vit, entre les plaines de Champagne et les plateaux de l'Aisne
- cri d'angoisse
- répétition de « Mon désir » comme dans un poème lyrique
- le poète est écartelé entre le désir guerrier de la victoire et la peur devant la nuit terrible qui annonce l'assaut meurtrier du jour à venir
- l'horreur de la nuit est évoquée en l'associant à d'autres figures de douleur : la nuit des femmes qui accouchent, qui souffrent pour donner la vie et la nuit des hommes qui souffrent et meurent au combat pendant la guerre se télescopent. Les moments extrêmes et ultimes de l'existence humaine, la naissance et la mort, sont ainsi chantés sur un ton pathétique par le poète. Insiste bien sur la prédominance de la nuit de la mort sur la nuit de la naissance pendant la guerre : c'est la mort qui rôde, « Nuit des hommes seulement ».
- le poème devient un chant plaintif, puis un cri, et un bruit : onomatopées, bruit du train, de la pluie sur la tôle ondulée et sur le casque, sifflement des obus, et le déchirant « cri de la nuit » (influences du futurisme). Ce cri de la nuit fait penser à la partie finale de La main coupée de Cendrars, consacrée aux chants et au cri de douleur des Poilus sur le front.
- Poème lyrique car plaintif, axé sur l'expression de l'angoisse de la mort, sur la souffrance vécue par les Poilus dans les tranchées, la peur du combat. Réinvestissement original d'un motif romantique : la nuit. Chez les romantiques, la nuit est propice à l'effusion du sentiment amoureux, à la célébration de la solitude. Ici, ce motif romantique est subverti, détourné, vers une orientation plus fantastique, puisqu'il s'agit d'un moment d'horreur propice à l'angoisse et annonçant le triomphe de la mort.
B. L’érotisme au cœur du champ de bataille
- Le lyrisme d'Apollinaire mêle en permanence deux images : l'amour et la mort : deux expériences extrêmes qui portent l'homme à chanter sa joie et sa douleur et à chanter l'émotion directe
- - Le corps aimé est lui-même une arme : le corps de la femme et de l'homme incorporent les qualités des armes explosives, afin d'exprimer la violence de la passion amoureuse et l'omniprésence de la violence dans la guerre.
- Obus : métaphore des seins de la femme : « Tes seins sont les seuls obus que j'aime » (Fusée) ; « Je revois ma sœur au rire en folie/Aux seins durs comme des obus » (Les soupirs du servant de Dakar)
- le canon : métaphore sexuelle de l'homme
- la fusion entre les outils de guerre (les obus et les fusées ou les canons) prolonge et amplifie le rêve des amants : la guerre, en étant un obstacle à la vie amoureuse, intensifie le désir de celle-ci. L'homme a d'autant plus besoin de cet amour qu'il affronte chaque jour l'horreur des combats, des corps déchirés par les obus, des soldats gazés et défigurés.
- La guerre rend l'amour à la fois nécessaire et impossible, d'où la mélancolie du poète.
- La poésie permet au poète de préserver son identité et de sauvegarder son humanité en dévoilant un monde nouveau caractérisé par l’énergie créatrice : le lyrisme comme moyen de résister à la barbarie en célébrant la vie et la beauté
- « L'avenir » : poème lyrique car porté par la célébration d'un sentiment, celui de l'espérance, l'espérance d'une victoire future et d'une paix annonçant un monde nouveau. La création poétique apparaît en même temps comme une forme de résistance face au quotidien misérable des Poilus dans les tranchées : « La fontaine n'a pas tari » (symbole de vie et d'inspiration), rêve d'amour (« la rose ») et de poésie nouvelle (« l'abeille », motif symbolisant le poète dans la tradition classique), célébration du moment présent que l'on doit apprécier comme un moment de vie au milieu de la mort menaçante sur le front, réinvestissement du motif horacien et épicurien du carpe diem.
- « Un oiseau chante » : Le poète, en décrivant le chant des oiseaux auquel il reste attentif, effectue un télescopage entre le chant lyrique de l'artiste et le chant de l'oiseau : moment de poésie et de grâce qui célèbre la nature et ses beautés au milieu de l'horreur des combats, entre chaque bataille. Souci esthétique et poétique qui apparaît là encore comme un moyen de résister à l'abrutissement, à l'attente de la souffrance et de la mort, à l'horreur de la guerre. Montre que la vie finit toujours par triompher. La beauté survit et surgit comme un moment fragile de grâce éphémère que le poète a pour mission d'immortaliser à travers son écriture.
- Le lyrisme comme moyen de résister à la barbarie, : à l'abrutissement, à la souffrance et l'horreur de la guerre apparaît très nettement dans le poème intitulé « Chevaux de frise » : au cœur de l'hiver dans les tranchées, le poète se remémore les amours passés et célèbre l'amour présent.
- Le poète se doit de créer un art nouveau du langage afin de traduire les nouvelles réalités : « Ô bouches l'homme est à la recherche d'un nouveau langage
- Auquel le grammairien d'aucune langue n'aura rien à dire » (« La Victoire ») : un nouveau langage, une nouvelle musicalité, de nouveaux sons. La victoire célébrée par le poète n'est pas simplement la victoire militaire. Il s'agira d'une révolution poétique consistant à révéler un monde nouveau, une réalité nouvelle, par une recréation de la langue, des sons et des sens :
- « La Victoire avant tout sera
- De bien voir au loin
- De tout voir
- De près
- Et que tout ait un nom nouveau »
- Réinvestissement du motif hugolien et rimbaldien du poète visionnaire et prophétique. La fin du recueil fait écho aux premiers poèmes, annonçant une esthétique nouvelle, comme dans « Les Collines »
- Réaffirmation de cette réalité nouvelle qu'une esthétique révolutionnaire doit retranscrire dans le poème final, « La Jolie Rousse » :
- « Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
- Mille phantasmes impondérables
- Auxquels il faut donner de la réalité »
- Le poète s'assimile, en tant que créateur et innovateur, à un combattant qui lutte non plus sur le front, dont il a fait l'effroyable expérience, mais aux frontières du réel, de l'infini et de l'avenir : « Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l'illimité et de l'avenir. »
- La guerre doit être décrite par le poète pour en montrer les horreurs, mais aussi pour montrer les derniers ressorts de l'humanité qui fait preuve de beauté au milieu de la laideur omniprésente de la mort : les soldats doivent être célébrés car ils sont beaux dans leur sacrifice et leur bravoure.
Conclusion : la poésie permet à Apollinaire de préserver son identité personnelle et de sauvegarder son humanité parce qu’elle rend possible un travail de mémoire, elle rend hommage aux soldats qui se sont sacrifiés pour la liberté, elle rend lucide sur les horreurs de la guerre, mais surtout elle permet d’enchanter le réel, c’est-à-dire qu’elle permet de célébrer la vie, l’énergie créatrice et d’offrir une vision de l’avenir marqué par la beauté et par la fin de la barbarie. La poésie naît du désir et ne cesse de l’alimenter. C’est en permettant au désir de s’exprimer qu’elle constitue un moyen de préserver son humanité. La poésie est le langage du désir comme force vitale, énergie créatrice et espérance d’un monde nouveau : c’est cette vision poétique qui permet à Apollinaire de sauvegarder son identité et son humanité.