"La Guerre et ce qui s'ensuivit" de Louis Aragon : reprise de l'interprétation littéraire de Lise et Raphaëlle
- Louis Aragon (1896-1966), « La guerre et ce qui s’ensuivit », Le Roman inachevé, 1956)
Copie de Lise et Raphaëlle. Les mots ou phrases en italique sont rajoutées par le professeur.
Louis Aragon, poète français du XXe siècle, participe activement au premier conflit mondial et témoigne de la Première Guerre mondiale (1914-1918) dans son poème intitulé « La guerre et ce qui s’ensuivit » publié en 1956 dans Le Roman inachevé. Dans Le Roman inachevé, l'écrivain se penche sur sa vie passée dans un recueil qui prend la forme d'une autobiographie poétique, où il pèse le poids des rêves et des souffrances, des amours, des déceptions et des échecs. Le mot « roman » est à entendre ici au sens médiéval : « récit en vers français (en roman) et non en latin ; depuis le XIIe siècle, « roman » se dit d'« un récit en vers contant des aventures ».Dans ce poème, Aragon nous replonge à la fois dans le train qui emmène son régiment au front et au pied du monument aux morts sur lequel sont inscrits tous les noms de ses frères d'armes tombés au combat. L'émotion côtoie l'humour noir, et le poète est tiraillé entre les larmes et la révolte contre l’État et contre les officiers qui ont encouragé des massacres inutiles. On lit surtout une vraie complicité entre le poète survivant et ses amis morts au champ d'honneur. Ce poème est dédié à ses frères d’armes appartenant au même régiment ayant pris le train afin de rejoindre le front. Nous allons donc nous demander comment Louis Aragon parvient à rendre hommage à ses frères d’armes, à ses amis disparus. Dans un premier temps nous aborderons le contraste entre le passé et le présent, puis nous découvrirons l’hommage à ses amis.
Le poète marque un contraste entre l’avant et l’après-guerre. Ses frères d’armes avec qui il a rejoint le front lui ont laissé un souvenir marquant qu’il évoque et qu’il compare avec la réalité de l’après-guerre. Effectivement, il insiste sur la mort de ses frères d’armes : « tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles », « vieux joueur de manille ». Il utilise la répétition de la phrase écrite au futur de l’indicatif : « Tu n’en reviendras pas », aux vers 3 et 12, afin d’accentuer la différence entre leur vivant et la situation qu’il évoque, une fois arrivés au front. Le futur de l’indicatif donne une dimension tragique, puisqu’il permet d’insister sur l’idée de destin, de mort horrible dont il est impossible de revenir. Tout le poème repose sur un jeu d'analepses et de prolepses, entre visions du passé et visions du futur des soldats mis en scène : « comment vous regarder sans voir vos destinées » Le poète est le voyant, sorte de Cassandre qui connaît le sort de ses camarades. Le souvenir des camarades est intimement lié à leur mort ; la mort est omniprésente, elle touche tous les soldats : « jeune homme », « ancien Légionnaire », « vieux ». La mort ne fait aucune distinction entre eux, quel que soit l'âge ou le rang. La mort est présente même chez les vivants, quand le poète décrit l'attitude des soldats dans le train, qui font déjà penser à des morts : « laissent pencher leur front et fléchissent leur cou » ; l’allitération en [v] et l'assonance en [é] dans le vers déjà cité, le champ lexical de la vision, renforcent la dimension prophétique du poète.
Dans son contraste entre le passé et le présent, l’auteur exprime notamment sa tristesse et sa nostalgie. Il en témoigne d’abord d’une étrange façon à travers l’ironie : « vous étirez vos bras » (vers 25), « vous avez une bouche et des dents » (vers 27). Il évoque ses compagnons comme s’ils étaient en bonne santé. Il s’agit d’humour noir puisqu’ils ne possèdent plus leurs membres. Cet humour dévoile une douleur d’acceptation de la part de l’auteur. Le fait qu’il n’accepte pas la situation est accentué par l’emploi du présent pour des actions passées : « le caporal chante » (vers 28). Sa tristesse est également exprimée par le lexique de la souffrance et de la mort : « douleurs » (vers 22), « pleurs » (vers 23), « dernières lueurs » (vers 17). Aragon témoigne aussi d’un attachement à ses frères d’armes avec les pronoms « nous ». Cela révèle un lien entre les hommes de guerre. Malgré une acceptation difficile au début du poème, la dernière strophe se conclut avec une sorte d’enterrement qui peut traduire l’acceptation finale et le deuil.
L’idée de destinée tragique intimement mêlé au travail de la mémoire est symbolisée à travers l’image du train qui structure tout le poème. La poésie permet de raccrocher les wagons de la mémoire, contre l’oubli.
La poésie permet d’exprimer la mélancolie du poète qui refuse d’oublier ses frères d’armes. Le poète utilise une métaphore tout au long de son poème, celle du train. Ce train, qui est un lien avec la réalité puisqu’il s’est rendu au front par le train avec ses frères d’armes, pratique indirectement le périple des soldats pendant la guerre. Effectivement, le poète révèle le premier tableau de son poème, le commencement : « on part Dieu sait pour où ça tient du mauvais rêve » (vers 1), « le long de la ligne de feu » (vers 2), qui a un double sens, étant une métaphore, il désigne les rails et les champs de bataille. Lorsque nous avançons dans le poème, la situation des soldats évolue aussi puisqu’ils sont à bord du train et vont vers le front : « nous qui roulons » (vers 5), « la cargaison de chair », métaphore péjorative désignant les soldats qui ne sont plus vus comme de simples hommes. Nous prenons parti directement avec le poète au périple des soldats allant au front, mais allant surtout jusqu’à la mort et à l’enfer, la mort qui est le front : « roule au loin roule train des dernières lueurs » (vers 17). Dans ce vers la musicalité est révélatrice : la rime interne en « ou », les allitérations en « l » et en « r » semblent imiter le hurlement d’un fantôme. Au vers 26, Aragon nous dévoile la situation dans laquelle lui et ses frères d’armes sont : « arrêt brusque ». Cela met en valeur le contraste entre le moment où les soldats rejoignaient le front (au début du poème), où ils commençaient à perdre espoir après la mort des compagnons (au milieu du poème) et la mort brusque et choquante (fin du poème). Le poète crée un lien entre ses souvenirs réels et la métaphore du train qui ont tous les deux la même issue tragique et grotesque : la mort les attend là où ils se rendent.
Pour rendre son hommage, le poète passe par la remémoration ou la réminiscence. Il passe par l’évocation de souvenirs sensoriels : « sent le tabac, la laine et la sueur » (vers 20), « fade parfum » (vers 7), qui apportent une dimension nostalgique au poème. Le poète décrit des personnes qu’il a rencontrées pendant le trajet en train : « vieux joueur » (vers 12), « le tatoué l’Ancien légionnaire » (vers 15), « jeune homme » (vers 10) : ces évocations montrent une proximité grâce au pronom personnel « tu » repris plusieurs fois aux vers 9, 12, 16 et « toi » au vers 15. Il s’adresse directement à ses frères d’armes aujourd’hui disparus. Il fait la narration de souvenirs avec ses frères de guerre : « quand j’ai déchiré… » (vers 11). Cela témoigne d’une complicité et révèle des moments qui paraissent joyeux dans un moment chaotique et meurtri.
Pour conclure, Aragon parvient à rendre hommage à ses frères d’armes à travers la réminiscence et le contraste entre les temps employés et les allusions sensorielles, mais aussi par le biais d’images et de métaphores, notamment celle du train qui a plusieurs sens ou niveaux de lecture, puisqu’il symbolise à la fois la mort de ses camarades mais surtout le souvenir, le travail de mémoire qui mène au deuil. Ce texte est intéressant car il dévoile la réalité morbide et grotesque d'une guerre industrielle qui a réduit les soldats à de la chair à canon. Il nous touche grâce à un jeu subtil entre le passé et le présent, et il nous emporte dans les wagons du souvenir. Aussi, l'auteur parvient à lutter contre l'oubli en interpellant le lecteur et en multipliant les différentes tonalités (tragique, grotesque, polémique, lyrique, pathétique). Le poète parvient à rendre hommage aux morts en tissant un lien entre les vivants et les morts et en redonnant un visage et une âme aux disparus. Nous pouvons voir les mêmes regrets et la même nostalgie lyrique dans le poème de Guillaume Apollinaire intitulé « La colombe poignardée et le jet d’eau » publié dans les Calligrammes en 1918, puisqu’ils évoquent tous les deux des amis disparus à la guerre.