"Si je mourais là-bas" de Guillaume Apollinaire : interprétation littéraire collective

Publié le par Professeur L

"Si je mourais là-bas" de Guillaume Apollinaire : interprétation littéraire collective

Année scolaire 2021-2022 – Lycée Cassini (Clermont-de-l’Oise)

Niveau terminale – Humanités Littérature et Philosophie

L’humain en question : la violence de l’Histoire/Art, rupture et continuités

Problématique : Comment la poésie affronte-t-elle la Première Guerre mondiale ?

Supports :

  1. Guillaume Apollinaire (1880-1918), « Si je mourais là-bas », Poèmes à Lou (1915)
  2. Emile Verhaeren (1855-1916), « Ma chambre », Les Ailes rouges de la guerre (1916)
  3. Louis Aragon (1896-1966), « La guerre et ce qui s’ensuivit », Le Roman inachevé, 1956)

 

  1. Guillaume Apollinaire (1880-1918), « Si je mourais là-bas », Poèmes à Lou (1915) : question d’interprétation : comment Apollinaire parvient-il à célébrer la force de la parole poétique à partir d’une vision lyrique de la guerre et de la mort ?

Correction établie à partir des copies de Lara, Lola B., Mickael, Lola V., Candyce et Ambre. Les phrases ou mots en italique sont rajoutés par le professeur.

 

            Guillaume Apollinaire, né en 1880, est considéré comme l’un des plus grands poètes français. Il écrit en 1915 Poèmes à Lou, un recueil dans lequel il évoque sa relation courte, mais profonde relation avec Louise de Coligny-Châtillon, rencontrée à Nice en 1914. Elle fut l’une des six muses d’Apollinaire. Elle était une belle aristocrate divorcée qui ne cherchait rien de sérieux avec Apollinaire, contrairement à ce dernier. Cette relation brève et ardente ne fut que dans un sens puisque Louise ne voulait rien de plus tandis qu’Apollinaire était pris d’une passion amoureuse. Dans ce poème, il imagine sa mort sur le front et en fait part à Lou. C’est une lettre qui exprime le lyrisme des sentiments amoureux ainsi que l’idée tragique de la guerre. On observe donc un paradoxe entre la violence de la guerre et sa déclaration sensuelle. Ce poème dévoile aussi le pouvoir de la parole poétique. Nous pouvons donc nous demander comment Apollinaire réussit à montrer l’énergie créatrice de la poésie à travers une évocation lyrique de la guerre et de la mort. Nous verrons tout d’abord le lyrisme dans l’évocation de la guerre et de la mort, puis la force de la parole poétique.

 

            Le lyrisme selon Apollinaire est visible grâce à sa vision de la guerre et de la mort mais aussi à travers une déclaration d’amour sensuelle.

            Tout d’abord, le poète expose deux visions différentes de la guerre. D’un côté, une vision plutôt négative, montrant ses plus mauvais côtés. On peut le constater avec ce vers : « Un obus éclatant sur le front de l’armée » (vers 4). En effet, la vision pessimiste est mise en avant dans ce vers notamment avec l’adjectif « éclatant ». Le poète est cerné par la guerre et la mort. Il anticipe déjà la fin tragique et les pertes que celle-ci engendre. En effet, nous retrouvons beaucoup de références à cette tragédie, notamment grâce au champ lexical de la guerre : « front de l’armée » au premier vers, « meurt » au vers 3, « obus » au vers 5 et « sang » au vers 7. La répétition de l’expression « front de l’armée » aux vers 1 et 4 insiste sur la guerre, la peur et le traumatisme causé par celle-ci. Apollinaire imagine sa mort et en fait part à sa compagne Louise de Coligny-Châtillon. En effet, nous retrouvons à plusieurs reprises le verbe « mourir » conjugué à différents temps tels que le présent de l’indicatif au vers 3 avec « meurt ». Le poète a conscience des risques de la guerre et une partie du vers 21 accentue cette conscience : « Lou si je meurs là-bas ». Apollinaire semble s’éteindre à petit feu, l’humanité est en train de le quitter au milieu des obus qui explosent. Puis, d’un autre côté, le poète développe une vision qui semble plus positive, grâce à une antithèse qui permet d’insister sur cet aspect : « un bel obus semblable aux mimosas en fleur » (vers 5). On voit déjà à travers ce vers un double mouvement de fascination et de répulsion à l’égard de la guerre et de sa violence, et la tentative du poète de créer de la beauté pour résister à la laideur déshumanisante de la guerre. La guerre a de nombreuses conséquences sur la vision d’Apollinaire. Il fantasme sur sa mort. Le poète emploie du conditionnel sur une majeure partie des verbes, comme le prouvent les exemples suivants : « tu pleurerais » (vers 2), « s’éteindrait » (vers 3) et « couvrirait » (vers 7). Ce procédé insiste sur le fantasme de sa propre mort. Il en vient même à imaginer la réaction de sa bien-aimée. Le poète met en lumière le destin tragique de sa mort violente grâce à l’hyperbole au vers 7 ainsi que la répétition du groupe de mots « un long » au vers 29. A la fin du poème, la parenthèse dans le temps, qui s’est transformée en rêve, s’achève. Apollinaire revient à la réalité, comme le suggère le vers 29. Dans son poème cependant, Apollinaire nous dévoile sa nostalgie et ses souvenirs avec sa bien-aimée. Ils sont accentués avec le « ô » lyrique employé à deux reprises aux vers 2 et 26.

            Ensuite, cette mort tragique est rattrapée par l’amour charnel qu’Apollinaire porte à sa bien-aimée. L’imagination de sa mort le ramène à sa bien-aimée. L’interjection « ô » présente devant le prénom Lou (vers 2) ou bien au vers 26, exprime une émotion forte de son amour et de son désespoir, qui insiste sur sa peur de ne pas la revoir. Cette vision positive ressort d’autant plus avec sa déclaration d’amour. Il semblerait que l’association d’images belles et violentes permette de faire le lien entre la guerre et l’amour. Apollinaire rajoute également de l’érotisme à son poème, en décrivant le physique de Lou. Il valorise Lou à l’aide d’un vocabulaire mélioratif.  Il emploie un vocabulaire sensuel à l’égard de Lou grâce à une anaphore et à un parallélisme : « Je rougirais le bout de tes jolis seins roses/Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants » (vers 12-13), ainsi que dans le vers 20. Le poète se sert d’un langage implicite et explicite afin de révéler les détails les plus intimes et les plus indiscrets de ses souvenirs. La dualité entre l’amour et la guerre est mise en lumière au vers 13 avec l’antithèse « Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants ». L’auteur se raccroche à son amour pour Lou à travers son poème, pour survivre à la guerre. Il évoque différents souvenirs qu’il a avec elle aux vers 9 et 10.

"Si je mourais là-bas" de Guillaume Apollinaire : interprétation littéraire collective

L’expression poétique du désir amoureux permet à l’écrivain de puiser dans l’énergie créatrice la source d’inspiration nécessaire pour résister au processus de déshumanisation.

 

            La force de la parole poétique de l’auteur se fait ressentir par une vision particulière qu’il dégage de la poésie et par l’affirmation de son pouvoir créateur.

            Pour commencer, l’amour qu’il éprouve pour Lou est si puissant qu’il ne fait qu’un avec les forces de la nature. En effet, le poète se sert de plusieurs hyperboles pour mettre en valeur son amour pour sa bien-aimée. C’est notamment ce qu’il dévoile dans les exemples suivants : « ô mon unique amour et ma grande folie » (vers 26) et « les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace » (vers 9). Le mélange du thème de la guerre et de l’amour se retrouve au travers des différents paysages décrits. Certains sont paradisiaques, calmes et apaisants, et d’autres sont tragiques et meurtris. Apollinaire embellit sa mort tragique afin d’accentuer la beauté des paysages, la beauté de ses souvenirs. Il célèbre sa renaissance. Selon Apollinaire, la poésie servirait à enchanter le réel, notamment par le biais d’énumérations à connotation positive : « La mer les monts les vals et l’étoile qui passe », « Les soleils merveilleux murissent dans l’espace » (vers 8-9). Il dévoile ici la beauté du monde. De plus, la poésie embellit même les choses les plus horribles, comme la guerre et la mort. L’affirmation poétique de la beauté du monde permet au poète d’ouvrir le regard vers une surréalité qui dépasse la réalité laide et destructrice de la guerre.

            Enfin, l’auteur exprime une sorte d’immortalité, car même s’il meurt à la guerre, sa poésie restera éternelle. Il se sert d’une métaphore sur son sang pour exprimer sa poésie : « le fatal giclement de mon sang sur le monde » (vers 16), ainsi que le vers 7. Sa poésie a un impact irréversible sur le monde entier et perdurera dans le temps. Comme son nom d’auteur, il peut évoquer le pouvoir divin de la parole poétique, en référence à Apollon, dans la mesure où la poésie apporte au monde la beauté. L’auteur met en valeur cet aspect grâce à une hyperbole : « Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur » (vers 24). Cela signifie que sa poésie est synonyme de joie. L’allitération en « s », l’allitération en « r », la rime interne en « en » et la rime interne en « on » crée un système d’échos sonores, une harmonie, qui permettent de rappeler que la poésie opère le dévoilement d’une beauté surréelle, libératrice et jubilatoire. Il fait le lien avec le jardin des Hespérides dans la mythologie grecque, afin de représenter la poésie comme les « fruits d’or » qui poussent à travers le monde. Le poète renaît grâce à son verbe créateur, à l’image du Phénix ou du Christ.

 

            Pour conclure, Guillaume Apollinaire parvient à célébrer la force de la parole poétique à partir d’une vision lyrique de la guerre et de la mort. Il y parvient à démontrant que même les moments les plus traumatisants tels que celui de la Première Guerre mondiale, avec son cortège d’horreurs, mêlant la technologie la plus évoluée à la barbarie la plus archaïque, peuvent être surmontés par l’amour, sa célébration poétique et son pouvoir créateur. Malgré le contexte rempli de violence, de sang, l’amour arrive à trouver sa place au milieu du chaos, permettant ainsi au poète de garder son humanité et de trouver la paix. Plongé dans la folie, Apollinaire s’échappe de l’atrocité de la guerre et atténue sa peur de la mort. Son amour se confond avec le verbe créateur, il est figé dans le temps, infini, surpuissant, face à la tristesse de la mort. La recherche de l’amour pendant la guerre est un thème récurrent dans la poésie du XXe siècle. Nous pouvons le retrouver dans l’autoportrait en alexandrins d’Henri Aimé Gauthé, ou dans le calligramme d’Apollinaire « La colombe poignardée et le jet d’eau », extrait des Calligrammes publiés en 1918. Par ailleurs, l’idée de la fusion entre l’amour et la nature se retrouve chez Rousseau, par exemple dans La Nouvelle Héloïse.

 

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